Peinant à écrire cet éditorial de septembre en plein mois de juillet, je laisse filer les jours, juste le temps d’être frappé par ceci – qu’on a beau savoir mais qu’on oublie : le matraquage médiatique autour d’un thème a tôt fait de laisser place à un nouveau matraquage autour d’un nouveau thème et, quelques mois plus tard, quelques semaines plus tard, on en a presque perdu jusqu’au souvenir.
Il y a quelques jours encore, on ne parlait que coupe du monde ; voici qu’à l’heure où j’écris ces lignes, on ne parle plus que d’Alexandre Benalla et la coupe du monde paraît déjà appartenir à un monde très lointain. Ce parfait inconnu il y a quelques jours est sur les lèvres de tous les plateaux à présent et le phénomène invasif redouble avec les chaînes d’information en continu et leurs bandeaux qui passent et repassent sur vous, imprimant votre rétine et la réimprimant. Se rappellera-t-on son nom à la rentrée ? Sa présence aujourd’hui est telle – et les faits évoqués sont par ailleurs très graves – qu’on serait facilement affirmatif mais est-ce bien raisonnable ? Je ne sais quelle ampleur cette affaire est appelée à prendre mais prenez le cas extrême des terroristes qui ont frappé la France – extrême gravité des actes et extrême couverture médiatique : on se rappelle encore le nom de Mohammed Merah, des frères Kouachi – du moins ne pourrai-je l’oublier pour ma part, en raison de cette collante homophonie – mais il est déjà difficile de se rappeler celui de ceux qui ont suivi…
« Le matraquage médiatique autour d’un thème a tôt fait de laisser place à un nouveau matraquage autour d’un nouveau thème et, quelques mois plus tard, quelques semaines plus tard, on en a presque perdu jusqu’au souvenir.»
J’avais déjà été saisi de cet étrange sentiment en lisant le bel et stimulant livre de Claude Mazauric, Au bord du gouffre, dans lequel l’historien livre sa chronique, au jour le jour. Lisez-le et vous verrez – entre mille choses fort intéressantes : vous avez déjà oublié la plupart des événements rapportés. Plus exactement, vous vous direz sans doute : ah oui, c’est vrai, il y a eu ceci, et cela. Vous n’aviez pas vraiment oublié, à la manière dont vous avez oublié ce que vous faisiez le 15 avril 1992 à 14 heures (ça, il ne vous en reste, vraiment, aucun souvenir) : mais ça vous était, comme dit étrangement la formule, complètement sorti de la tête. À présent qu’un document vous y confronte, ça vous revient mais ce qui me frappe, c’est que vous revient aussi qu’à l’époque, on ne parlait que de ça, que vous en avez parlé vous-même et puis, aujourd’hui, il n’en demeure en votre esprit rien ou ce presque rien qu’est l’imperceptible trace. Presque comme un bloc de pierre qu’on martèlerait un jour pour lui donner une forme et qui se tiendrait là dans son évidence, face à vous ; et puis le lendemain, nouveau martèlement et une forme nouvelle serait devant vous, avec la même évidence invasive et incontournable mais dans laquelle rien – presque rien – ne subsisterait de la forme précédente. Et ainsi de suite, de jour en jour, de martèlement en martèlement. Comment ne pas penser, en tirant un peu la métaphore, à ces noms d’empereurs gravés (voyez la force du mot : gravés dans le marbre, gravés pour l’éternité, etc.) qu’on martelait lorsque le Sénat avait décidé leur damnatio memoriae (condamnation de la mémoire visant l’effacement). N’y a-t-il pas quelque chose de ce processus accéléré dans notre vie médiatique et publique : une gravure avec cette impression que ce qui est gravé ce jour est destiné à durer (tant tout le monde ne parle que de ça) et, très vite, un martèlement qui efface presque tout de ce qui avait été gravé… ?
« Écrire une revue bimestrielle et, tout autant, lire une revue bimestrielle, c’est s’arracher à cette obsession de la quotidienneté pour tâcher de penser au-delà, de construire au-delà.»
Me prenant à penser à nouveau à ceci, je me suis demandé si je ne tenais pas là quelque chose pour le présent éditorial. Non qu’il faille rejeter comme insignifiants les combats qui s’inscrivent dans ces étranges quotidiens sitôt gravés que martelés – il en reste bien quelque chose et c’est une modalité de la vie publique qui compte fort – mais le fond des choses, le durable, le long cours, le structurel : quelle est sa place si la totalité est dévorée par le si périssable événement du jour ? Non, décidément, le révolutionnaire coupé de la chronique des jours serait un étrange et impuissant mystique coupé de ses contemporains mais le révolutionnaire pleinement immergé dans le spectacle de cette étrange gravure serait bien incapable de contribuer à changer le – sale – cours des choses. Alors, oui, chères lectrices, chers lecteurs, il faut donner de la force à votre revue bimestrielle, Cause commune qui fête son tout premier anniversaire et s’inscrit dans une autre temporalité.
Quelle étrange chose qu’une revue bimestrielle à notre époque… J’écris en juillet pour septembre, et encore est-ce là un privilège car la plupart des articles que vous allez lire dans ce numéro ont été rédigés en juin si ce n’est en mai. Cet exercice assez peu courant en politique nous oblige à tenter de répondre à cette question singulière et précieuse : qu’est-ce qui vaudra, politiquement, la peine d’être dit, d’être lu dans deux mois, dans trois mois ? Écrire une revue bimestrielle et, tout autant, lire une revue bimestrielle, c’est s’arracher à cette obsession de la quotidienneté pour tâcher de penser au-delà, de construire au-delà. Est-il besoin d’écrire ceci – qui sera assurément toujours d’actualité dans deux mois, dans trois mois et sans doute quelques autres mois encore… – : nous en avons grand besoin. Être dans son temps, dans son année, dans son mois, dans son jour, dans son heure : assurément mais non moins, voir loin, mettre en perspective, dépasser l’écume. Le programme est ambitieux. Prétentieux, presque. Mais y en a-t-il d’autre ? C’est avec cette idée en tête – qui dépasse de beaucoup les réalisations, les missions et les possibilités de Cause commune – que nous voulons travailler et entrer dans cette nouvelle année d’existence. Nous avons besoin, pour cela, de vous, de votre soutien, de vos critiques, de votre fidélité, de vos abonnements.
« À l’heure des ensorcellements quotidiens où on noue nos esprits à l’obsession du jour puis à celle du lendemain, dans une aliénante concaténation qui réduit l’horizon au passage d’un maillon au suivant, ne devient-il pas urgent de rompre la chaîne des temps ?»
Mais nous voulons aussi franchir une étape nouvelle. En apportant notre concours à l’Université permanente, nous poursuivons ce même objectif en donnant un peu de notre force à cette nécessaire aventure qui commence. Non, pour agir efficacement aujourd’hui et demain, étudier dans cette nouvelle structure le matérialisme, la Révolution française, les crises économiques ou la trajectoire de Louis Aragon ne nous fera pas perdre notre temps. Nous serons si loin des gravures du jour mais il nous faut cet écart pour lever la tête et mieux saisir le burin que les autres manient en nous réduisant parfois au commentaire.
Louis XVIII, pour ouvrir la Restauration, appelait à « renouer la chaîne des temps » pour refermer une bonne fois pour toutes cette funeste parenthèse révolutionnaire. Projet vain et bientôt vaincu. À l’heure des ensorcellements quotidiens où on noue nos esprits à l’obsession du jour puis à celle du lendemain, dans une aliénante concaténation qui réduit l’horizon au passage d’un maillon au suivant, ne devient-il pas urgent de rompre la chaîne des temps ? Cause commune n’y suffira pas mais, avec vous, Cause commune peut y contribuer substantiellement.
Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.
• Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018