Rétrograde au plan des mœurs, la papauté se montre plus ouverte en matière sociale, comme l’indique la dernière encyclique du pape François intitulée Fratelli tutti.
L’encyclique, hautement politique, est un peu passée inaperçue. Elle a fait tousser les libéraux qui ont vite changé de sujet alors que les antilibéraux semblaient regarder ailleurs. Quant à l’église française, elle avait l’air plus soucieuse de la désertion de ses lieux de culte, crise sanitaire oblige, que de la propagation de ce document. Il s’agit pourtant d’un texte important, d’une certaine radicalité.
Fratelli tutti, Tous frères, la lettre encyclique du pape François porte en sous-titre Sur la fraternité et l’amitié sociale. François y reprend un certain nombre de thèmes déjà abordés dans des discours récents, médiatisés (ses combats pour les pauvres, les migrants, les chômeurs, les délaissés, contre le racisme et pour une culture de la rencontre). Mais, en prenant la forme d’encyclique, ces thématiques deviennent incontournables pour le monde catholique : ils prennent en effet « force d’enseignement ecclésial », comme on dit. Ces propos font désormais partie du patrimoine de l’Église.
« Les migrants, si on les aide à s’intégrer, sont une bénédiction, une richesse, un don qui invitent une société à grandir. » Encyclique Fratelli tutti
La lettre a été signée sur la tombe de saint François : le symbole est fort. Le pape rappelle en effet, au début de sa missive, la visite (assez incroyable) de François d’Assise en 1219 au sultan Malik el-Kamil, en égypte. « Ce voyage, en ce moment historique marqué par les croisades, révélait encore davantage la grandeur de l’amour qu’il voulait témoigner, désireux d’étreindre tous les hommes. […] Nous sommes impressionnés, huit cents ans après, que François invite à éviter toute forme d’agression ou de conflit et également à vivre une soumission humble et fraternelle, y compris vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas sa foi. Dans ce monde parsemé de tours de guet et de murs de protection, les villes étaient déchirées par des guerres sanglantes entre de puissants clans, alors que s’agrandissaient les zones misérables des périphéries marginalisées. » Quand le pape évoque 1219, il nous parle aussi bien évidemment de 2021. Il ajoute avoir été inspiré, pour écrire cette encyclique, par le Grand Imam Ahmed al-Tayeb » rencontré à Abou Dhabi. Les citations de l’imam ouvrent et terminent la lettre, ce qui est une première dans un texte de cette solennité de l’Église catholique.
L’encyclique commence par une condamnation radicale de l’individualisme, synonyme de solitude, et signant l’échec d’une certaine mondialisation. Elle se poursuit par une critique implacable du libéralisme (« le dogme de foi néolibéral »), du « nationalisme xénophobe », du racisme et plaide pour « l’humanisme que renferme la foi [qui] doit garder un vif sens critique ».
Se plaçant à l’exact opposé du topo macronien sur les premiers de cordée, l’encyclique priorise l’aide aux derniers : « Nous devons reconnaître la tentation qui nous guette de nous désintéresser des autres, surtout des faibles. […] En période de crise, le choix devient pressant. Il y a deux types de personnes : celles qui prennent en charge la douleur et celles qui passent outre. »
Le texte condamne l’argument de fatalité, la « paresse sociale et politique » qui revient à dire que les choses ne changeront jamais et « qui sert en fait la dictature invisible des vrais intérêts cachés ».
« L’encyclique commence par une condamnation radicale de l’individualisme, synonyme de solitude, et signant l’échec d’une certaine mondialisation. Elle se poursuit par une critique implacable du libéralisme, du “nationalisme xénophobe”, du racisme. »
Il salue « les mouvements populaires rassemblant des chômeurs, des travailleurs précaires », il les qualifie de « poètes sociaux » qui œuvrent non pas pour les pauvres mais « avec les pauvres » et qui participent d’« une économie populaire et de production communautaire ».
La lettre comporte un développement très fort sur les migrants : « Aussi bien dans les milieux de certains régimes politiques populistes que sur la base d’approches économiques libérales, on soutient que l’arrivée des migrants doit être évitée à tout prix. » Or personne ne peut être exclu, « peu importe où il soit né. Chaque pays est également celui de l’étranger. Il importe d’appliquer aux migrants arrivés depuis quelque temps et intégrés à la société le concept de citoyenneté, de renoncer à l’usage discriminatoire du terme minorités ». Bref, « les migrants, si on les aide à s’intégrer, sont une bénédiction, une richesse, un don qui invitent une société à grandir ».
L’encyclique évoque en termes intéressants (et très probablement agaçants pour les possédants) la question de la propriété privée « ni absolue ni intouchable » et celle « de l’usage commun des biens » (voir encadré). Elle juge, enfin, impensable l’idée de guerre juste : « Nous ne pouvons plus penser à la guerre comme une solution, du fait que les risques seront probablement toujours plus grands que l’utilité hypothétique qu’on lui attribue. Face à cette réalité, il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible guerre juste. Jamais plus la guerre. » Et il propose de créer, « avec les ressources financières consacrées aux armes ainsi qu’à d’autres dépenses militaires », un Fonds mondial en vue d’éradiquer la faim et pour le développement des pays les plus pauvres, « de sorte que leurs habitants ne recourent pas à des solutions violentes ou trompeuses ni n’aient besoin de quitter leur pays en quête d’une vie plus digne ». Dans le même ordre d’idées, le pape se prononce pour l’élimination des armes nucléaires. Les militants de la fraternité que sont les communistes trouveront sans aucun doute dans tous ces éléments de bonnes raisons de dialoguer.
Sur la propriété
Je propose à tous quelques paroles de saint Jean Paul II dont la force n’a peut-être pas été perçue : « Dieu a donné la terre à tout le genre humain pour qu’elle fasse vivre tous ses membres, sans exclure ni privilégier personne. » Dans ce sens, je rappelle que « la tradition chrétienne n’a jamais reconnu comme absolu ou intouchable le droit à la propriété privée et elle a souligné la fonction sociale de toute forme de propriété privée ». Le principe de l’usage commun des biens créés pour tous est le « premier principe de tout l’ordre éthico-social » ; c’est un droit naturel, originaire et prioritaire. Tous les autres droits concernant les biens nécessaires à l’épanouissement intégral des personnes, y compris celui de la propriété privée, et tout autre droit « n’en doivent donc pas entraver mais bien au contraire faciliter la réalisation », comme l’affirmait saint Paul VI. Le droit à la propriété privée ne peut être considéré que comme un droit naturel secondaire et dérivé du principe de la destination universelle des biens créés ; et cela comporte des conséquences très concrètes qui doivent se refléter sur le fonctionnement de la société. Mais il arrive souvent que les droits secondaires se superposent aux droits prioritaires et originaires en les privant de toute portée pratique.
Alinéa 120 de l’encyclique papale.
Cause commune n° 23 • mai/juin 2021