En 2022 près d’une entreprise sur deux aurait passé des accords sur le télétravail (ou travail à distance ou encore travail hybride). Une tendance de fond qui suscite aussi des critiques de fond.
Avec le confinement, le télétravail aurait atteint un pic de 41 % des salariés ; c’était en mai 2020. Aujourd’hui on l’estime stabilisé autour de 30 %. Si pour 40 % des Français, le présentiel est incontournable, certaines entreprises (Airbnb ou Salesforce) fonctionnent en télétravail à temps complet. Une étude, l’été dernier, de l’ADP Research Institute indiquait que 71 % des jeunes pourraient quitter leur travail s’ils devaient revenir intégralement en présentiel. Un phénomène européen puisque ce serait l’opinion de 65 % des salariés concernés.
Commentant ces pourcentages, la philosophe Fanny Lederlin (Les dépossédés de l’open space, PUF, 2020) estimait que, désormais, dans les rapports de travail, l’alternative satisfaction-démission avait succédé à l’alternative satisfaction-revendication. Comme si, pense-t-elle, il serait désormais moins question d’améliorer les conditions de travail via les luttes ou les négociations que de se placer « dans une relation binaire qui s’apparente à une relation consumériste : si les conditions de travail sont satisfaisantes, je reste, sinon, je pars. La dimension du travail semble avoir disparu. » (Entretien avec Eugénie Boilait, Le Figaro, 29 juillet 2022). Ces formulations sont discutables mais elles alimentent (ainsi que l’étude mentionnée) le débat relancé sur le télétravail, les nouvelles modalités de travail et plus généralement sur des évolutions sociétales et politiques significatives.
« Ce n’est pas le télétravail qui a créé la crise, il n’a fait que l’enregistrer, la prolonger. »
Le télétravail concerne essentiellement des cadres et des employés de bureau, dans des métiers assez précis : informatique, bureautique, banque, fonctions commerciales, etc. Certains ont paré cette forme de travail de bien des vertus. On a parlé de confort, de plaisir même ; de réponse à un besoin individuel, de requêtes personnelles. Les télétravailleurs et télétravailleuses mettraient volontiers en avant leur besoin d’équilibre entre leur vie privée et leur vie professionnelle. Pas question de sacrifier du « temps de vie » au travail, diraient-ils. On a aussi beaucoup parlé d’autonomie dans l’organisation du temps de travail.
Un certain désenchantement
Tout cela n’est pas faux. Mais les critiques du télétravail sont également fortes, et pertinentes. En effet, suffit-il de travailler à distance pour équilibrer sa vie privée et sa vie professionnelle ? Et d’être plus autonome ? Le risque est grand de voir se mélanger les genres, d’aboutir à une sorte d’indifférenciation entre temps travaillé et temps privé. Première objection. Ensuite, les logiciels de télétravail, ceux consacrés aux « visioconférences » et autres réunions à distance peuvent finalement aboutir à des formes de surveillance accrues des salariés. La machine peut contrôler en permanence l’emploi du temps de l’utilisateur ou de l’utilisatrice. Dans le même temps, ce fonctionnement peut pousser à un travail à la tâche, répétitif. Sans parler de la difficulté de l’intégration des nouveaux, de la baisse du sentiment de collectif. Du réaménagement radical des espaces et des bureaux. Autre remarque qui revient souvent : « la généralisation du télétravail pourrait s’accompagner d’une forme de dumping social » (F. Lederlin, op. cit). D’ores et déjà le patronat recherche, dans ces métiers « télétravaillables », des personnels de plus en plus éloignés, envisage des délocalisations dans des secteurs jusqu’à présent pas ou peu touchés par la mondialisation.
Il semble qu’un certain désenchantement est déjà perceptible chez d’anciens accros de cette forme de travail. Alexandre Jost, du réservoir d’idées « La Fabrique Spinoza », note par exemple qu’« en comparant les sondages réalisés au fil des mois (auprès de panels de télétravailleurs), nous relevons une satisfaction décroissante des télétravailleurs : il y a un effet de lassitude à ne pas minimiser ».
On lit parfois que le télétravail traduirait une crise de confiance entre le salarié et l’entreprise, une volonté de désengagement. C’est vite dit. Car cette crise (dans l’appréhension de l’organisation du travail) existe depuis des années, des décennies sans doute. Elle a été provoquée par une politique managériale violente qui a cassé des collectifs de travail, individualisé les relations employeurs et employés. Ce n’est pas le télétravail qui a créé la crise, il n’a fait que l’enregistrer, la prolonger.
Le syndrome de la cabane
Pour tout dire, chacun de ces arguments a ses travers, voire des inconvénients supplémentaires qui se sont révélés lors de cette longue pratique du télétravail exclusif.
En télétravail, la frontière entre vie professionnelle et vie privée est ténue. […] Les dérangements existent aussi quand on ne télétravaille pas seul. […] En télétravail, les interactions entre collègues sont réduites au minimum. […] Il y a un risque de devenir invisible. Avec moins de contacts visuels, moins de temps de partage en commun sur ce que l‘on fait, à terme on ne sait plus bien qui fait quoi – ni à quoi ça sert vraiment… Loin de son « chef », on peut avoir la sensation qu’il nous a oubliés, ou qu’il pense qu’on ne sert à rien. Le magazine Les Échos a révélé dans un article récent que de plus en plus de salariés manifestaient un syndrome de l’imposteur, la conscience que leur existence au travail était totalement illégitime.
Le télétravail à 100 % a révélé chez certains le syndrome de la cabane, la difficulté à sortir de chez soi. Les psychologues ont constaté que de nombreux salariés se trouvent bien chez eux : à l’abri d’un virus toujours présent et potentiellement contaminant dans les lieux clos et collectifs, en sécurité, loin d’un chef qui les harcèle ou d’un collègue qui les critique. Ils n’ont plus du tout envie de retourner se confronter aux autres. Les « cabanistes » ne veulent plus travailler que seuls, et à distance de toute contrainte.
Le télétravail a amené les entreprises à revoir leur politique immobilière, avec l’objectif d’alléger leurs frais généraux. Il faut désormais moins de surface, et les bureaux deviennent plus impersonnels. Le poste de travail est en train de remplacer la notion de bureau attitré (même en open space). Désormais certains réservent leur place avant d’aller travailler, ou s’installent là où il y en a. Des très petites entreprises (TPE) ou des start-up ont même rendu leurs bureaux dédiés, pour réserver des blocs ou des tables dans des espaces de coworking bien équipés, partagés avec plusieurs autres entreprises. Quand le bureau, ça n’est plus ma boîte, l’entreprise devient réellement virtuelle.
Regards protestants, juin 2021
Cause commune n° 32 • janvier/février 2023