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À l’occasion de la dernière séquence électorale marquée par la dissolution de l’Assemblée nationale, Cause commune a rencontré le président du groupe de la Gauche démocrate et républicaine, le député du Puy-de-Dôme, André Chassaigne. Ce grand entretien est l’occasion pour notre rédaction de revenir avec lui sur ces élections, le rassemblement de la gauche derrière la bannière du Nouveau Front populaire mais aussi sur l’avenir de cette nouvelle législature.

Propos recueillis par Nicolas Tardits

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CC : Après sa lourde défaite aux élections européennes, Emmanuel Macron a décidé de renverser la table en proclamant la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin dernier. Comment as-tu d’abord réagi face à cette annonce surprise ?

Ma première réaction a été la surprise et le sentiment d’assister à un coup terrible contre la démocratie : comment faire une campagne aussi courte ? Nous avons disposé de deux semaines de campagne effective pour rencontrer les citoyennes et les citoyens et tenir les réunions. C’était complètement différent des campagnes précédentes. Habituellement, au cours d’une campagne dans mon milieu rural du Puy-de-Dôme, nous organisons des réunions dans les cent trente-deux communes de la circonscription, plus des réunions à thèmes et des rencontres avec les syndicalistes, des travailleurs... Cela permet de toucher beaucoup de monde, de bousculer les a priori réducteurs, de frapper les consciences, de donner des arguments en conduisant un véritable débat démocratique. Pour ces législatives anticipées, les choses ont été très différentes. Nos idées n’ont pas pu être défendues correctement, nous obligeant alors à réaliser des raccourcis sans discussion de fond, et ce, malgré l’engagement et la présence autour de nous de nouvelles forces vives en dehors des partis politiques, davantage issues du monde associatif, engagées dans la ruralité et qui venaient porter une voix différente.

« La priorité est de finaliser un contenu politique avec une dizaine de mesures prioritaires pouvant être votées par l’Assemblée nationale pour répondre aux besoins urgents des citoyennes et des citoyens. »

Avec ce calendrier, le président de la République a porté un coup contre la démocratie en nous obligeant à mener une campagne avec des ailes coupées. Mais qu’a-t-il vraiment cherché en faisant cela ? Souhaitait-il donner les clés du pouvoir au Rassemblement national pour le mettre au pied du mur et faire la preuve de son incapacité à gouverner ? S’agissait-il de pulvériser son opposition de gauche en considérant qu’elle serait incapable de s’entendre en quelques jours pour faire émerger un programme et des candidatures communes ? Ou bien était-ce simplement le caprice d’un président blessé dans son amour-propre, enfermé dans sa tour d’ivoire ? Il s’agit sûrement de tout cela à la fois. Nous n’avons pas les réponses, mais nous avons réussi à contrecarrer ces logiques par la construction non attendue du Nouveau Front populaire.

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CC : Face au péril brun, le Nouveau Front populaire a réussi à s’imposer mais, malgré tout, le nombre de députés RN passe de 89 en 2022 à 126 en 2024. Sur ta circonscription du Puy-de-Dôme par exemple, le RN faisait 19,06 % il y a deux ans contre 37,02 % aujourd’hui. Comment comprendre cette évolution si rapide et si importante ?

La situation est même plus grave si l’on regarde les chiffres du second tour. Alors que ma candidature rassemblait 69.43% en 2022, j'ai pu recueillir 55,27% des suffrages en juillet. Cela représente une baisse de plus de quatorze points en deux ans. Cette situation est d’autant plus frustrante que en face, le Rassemblement national a mené, chez nous comme dans beaucoup d’autres circonscriptions, une campagne avec des candidats sans ancrage local, inconnus, ne mettant même pas leur photo sur les affiches et inscrivant leur nom en minuscules. Une campagne qui s'est limité à valoriser les figures de Marine Le Pen et Jordan Bardella.
À l’opposé, nous avons une conception militante de l’activité du député. Un député ne fait pas que voter les lois, c’est avant tout un élu de proximité qui nourrit son activité parlementaire des attentes de son territoire. Avec les communistes, avec mon suppléant, nous avons été de toutes les luttes : contre les fermetures de classes aux côtés des parents d'élèves et des élus, pour défendre nos services publics avec le maintien du centre des impôts et de nos hôpitaux de proximité. Mais aussi pour défendre les entreprises en difficulté : nous sommes toujours présents et actifs auprès des salariés, des chefs d’entreprise et des syndicalistes pour essayer d’apporter des réponses concrètes et pour trouver des solutions. Malgré ce fort engagement, les questions locales ont été balayées. On ne votait plus pour un député de proximité, mais pour une majorité à constituer pour que l’extrême droite gère le pays. Cela a particulièrement touché les territoires dans lesquels nous sommes implantés ; la vague RN y a été beaucoup plus importante que dans les centres-villes et les zones périurbaines. Nous en avons payé le prix fort dans les circonscriptions de Fabien Roussel, Pierre Dharréville, Jean-Marc Tellier ou encore de Sébastien Jumel.

« La perte de six de nos parlementaires nous a fait beaucoup de mal. Il faut désormais faire sans des personnalités et des voix fortes qui avaient un ancrage local important, qui étaient très respectées au sein de l’hémicycle autant par les parlementaires que par le personnel de l’Assemblée. »

Ce qui m’inquiète véritablement, c’est que certains électeurs venaient voter pour le RN avec des étoiles dans les yeux, sans même en connaître le programme et en occultant toute l’histoire de l’extrême droite dans notre pays. Cela donnait l’impression d’un électorat abandonné, exclu, celui des perdants de la société qui devenaient, par leur vote, des vainqueurs. Il ne faut pas passer à côté de cette réalité que pour beaucoup d’électeurs, le vote RN n’est pas qu’un vote de colère, mais un vote d’espérance. Aujourd’hui, nous devons nous interroger sur nos erreurs. À mon sens, nous avons ignoré cette réalité en nous mettant un sac sur la tête sans mener le combat pour décortiquer le programme du RN sur tous les sujets. De même, nous n’avons pas fait connaître les votes négatifs de leurs députés sur le SMIC, sur l’indexation des salaires sur l’inflation, sur le blocage des prix, sur la taxation des hauts revenus ou sur l’égalité hommes-femmes. Et j’en passe. Ce combat idéologique, il nous faut le mener frontalement. Contrairement à ce que nous pensions, ne pas parler d’eux revient à les grandir.

CC : Le rassemblement derrière la bannière du Nouveau Front populaire a, semble-t-il suscité beaucoup d’espoir. Quelles analyses fais-tu de ce rassemblement et comment continuer à le faire vivre  dans le respect de chacune de ses composantes ?

Effectivement, nous avons suscité beaucoup d’espoir. Là encore, nous devons regarder la réalité en face et constater que le Nouveau Front populaire n’a pas suscité les mêmes sentiments en Île-de-France que dans les zones rurales. Par exemple, durant toute la campagne, j’étais quotidiennement interrogé sur Jean-Luc Mélenchon et la diabolisation qui en était faite, entretenue par la macronie et les forces de l’argent. J’ai dû réagir régulièrement aux reproches sur les excès de langage ou encore sur des comportements à l’Assemblée nationale, qui, aux yeux des citoyens, dévalorisent les parlementaires. J’ai le sentiment d’avoir passé mon temps à répondre à ces interpellations qui remontaient du terrain. Tel le sparadrap du capitaine Haddock, cela nous a collé à la peau durant toute la campagne, et cela a occulté les sujets de fond et cela a permis à certains de justifier leur vote pour le Rassemblement national.

« Alors que le gouvernement vit sous respirateur artificiel, le président de la République n’assume pas sa responsabilité, inscrite dans la Constitution, de nommer Lucie Castets comme première ministre issue du Nouveau Front populaire. »

Nous avons désormais la responsabilité collective de continuer à faire vivre ce Nouveau Front populaire en expliquant qu’il ne s’agit pas d’un simple cartel de partis soumis à la domination de telle ou telle personnalité ou organisation. Au contraire, c’est un rassemblement inédit avec un rééquilibrage des forces politiques de gauche, avec une forte mobilisation des syndicalistes mais aussi de militants associatifs. Le NFP ne doit pas être un épouvantail mais, au contraire, il doit susciter l’espoir d’une transformation de la société. Il y a tout un travail de pédagogie à mener. Pour réussir, nous devons, selon moi, partager une culture commune, celle d’un rassemblement prêt à gouverner pour répondre aux urgences sociales. Chacun doit fournir des efforts en sortant des postures politiques tribunitiennes dont la radicalité est ressentie comme une politique de la terre brûlée. Nous devons exprimer une volonté partagée de gouverner le pays en proposant concrètement des mesures fortes qui répondent aux attentes populaires. C’est à ce prix-là que le NFP redonnera, lui aussi, de l’espoir et fera briller des étoiles dans les yeux des plus démunis et de toutes les forces vives du pays.

CC : Le Nouveau Front Populaire a gagné ces élections et demeure le premier bloc politique au sein de l’Assemblée nationale. Pourtant le camp présidentiel ne le reconnaît pas à l’image de son coup de force pour ne pas lâcher la présidence de l’Assemblée nationale. Assiste-t-on au vol du vote des Françaises et des Français ?

Ce coup de force aura des conséquences graves et ne peut que favoriser l’abstention ou le vote RN. Les électrices et les électeurs ont voté contre un gouvernement et sa politique mais ils font le terrible constat que cela n’a servi à rien.
Le vote pour la présidence de l’Assemblée nationale a donné une image désastreuse. Tout d’abord par la présence de ministres redevenant députés tout en restant ministres, au mépris de la séparation des pouvoirs. Le marchandage entre les macronistes et les républicains a été manifeste. Les macronistes ont promis aux républicains des responsabilités bien au-delà de ce qu’ils représentent. C’est un méli-mélo qui donne une image désastreuse de la France, avec un monde politique qui fait des deals pour sauver des sièges. On prend les mêmes et on recommence ! Cela ne peut qu’alimenter le mécontentement et le dégoût de la politique.
Comment expliquer également que le président de la République ne nomme pas un nouveau ou une nouvelle Première ministre ? Comment expliquer aux électeurs que leur vote sert à quelque chose après ça ?

CC : Qu’est-ce que cette situation dit de nos institutions et plus largement de la Ve République ?

Depuis Emmanuel Macron, les travers de la Ve République ont été exploités au maximum pour écraser le pouvoir législatif. Tout est mis en œuvre pour aller chercher dans la Constitution ce qui peut accentuer la domination de l’exécutif et anéantir la séparation des pouvoirs. L’usage abusif des 49-3 en est le pire symbole. C’est la démonstration que la Ve République est à bout de souffle.

« Le vote pour la présidence de l’Assemblée nationale a donné une image désastreuse.de la France, avec un monde politique qui fait des deals pour sauver des sièges. On prend les mêmes et on recommence ! »

A propos de la désignation du Premier ministre, le président de la République lui-même ne respecte pas la Constitution de la Ve République. Il multiplie les arguties pour ne pas prendre ses responsabilités. Il profite d’une assemblée fragmentée pour maintenir un gouvernement qui gère les affaires courantes sans donner de délai sur la nomination d’un nouveau gouvernement. Selon l’article 5 de notre Constitution, le président doit assurer le « fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État ». Ce n’est pas le cas.
Dès lors, dix-sept ministres qui gèrent les affaires courantes sont également des députés qui participent au vote pour le perchoir et pour la composition du bureau. Par ce procédé, ils ont réussi à faire complètement basculer les résultats.
Dans la même veine, il faut bien mesurer le fait improbable qu’un Premier ministre démissionnaire est aujourd’hui président d’un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale et que le ministre de l’Agriculture est lui aussi président d’un autre groupe parlementaire. L’esprit de la Ve République est complètement dévoyé. Alors que le gouvernement vit sous respirateur artificiel, le président de la République n’assume pas sa responsabilité, inscrite dans la Constitution, de nommer un Premier ministre. Cela ne peut plus durer, c’est gravissime ! Nous devons mener ce combat politique.

CC : Le groupe de la Gauche démocrate et républicaine s’affaiblit néanmoins après cette séquence électorale avec dix-sept parlementaires. Quelles sont les conséquences de cet affaiblissement et comment va fonctionner le groupe avec ses différentes composantes ?

La perte de six de nos parlementaires nous a fait beaucoup de mal, c’est une immense déception. Comme président de groupe, je me sens orphelin. Il faut désormais faire sans des personnalités et des voix fortes qui avaient un ancrage local important, qui étaient très respectées au sein de l’hémicycle, autant par les parlementaires que par le personnel de l’Assemblée. L’affaiblissement de notre groupe va nous demander beaucoup plus de travail, particulièrement au sein des commissions dans lesquelles nos collègues siégeaient. Fort heureusement, nous avons le renfort d’Emmanuel Maurel (Gauche républicaine et socialiste) dont l’expérience de député européen nous sera fort utile.

« Il ne faut pas passer à côté de cette réalité que, pour beaucoup d’électeurs, le vote RN n’est pas qu’un vote de colère, mais un vote d’espérance. »

Nous continuons à nous battre dans un groupe qui reste fort par l’expérience et l’investissement de chacun de ses membres. J’aime rappeler que la groupe de la Gauche démocrate et républicaine a été créé en 2007, à l’initiative notamment d’Huguette Bello (députée de La Réunion) et d’Alfred Marie-Jeanne (député de la Martinique). Ce groupe est reconnu à l’Assemblée nationale pour être celui qui accueille et qui travaille avec les députés dits des « pays d’outre-mer ». Nous disposons dans notre groupe de députés de la Martinique, de la Guyane, de La Réunion, de la Polynésie française et désormais aussi, avec Emmanuel Djibaou, de la Nouvelle Calédonie. Cette réalité se matérialise aujourd’hui par la mise en place d’une coprésidence du groupe avec ma collègue réunionnaise Emeline K/Bidi. Nous travaillons parfaitement ensemble et nous avons réussi à construire un véritable équilibre entre députés d’outre-mer et députés de l’Hexagone.

« Il y a eu un balayage des questions locales. On ne votait plus pour un député de proximité, mais pour une majorité à constituer pour que l’extrême droite gère le pays. »

Je tiens à rappeler que nous avons été approchés par les cinq parlementaires sortants issus de la France Insoumise, qui souhaitaient intégrer les rangs du groupe GDR. Nous avons fait le choix, majoritairement, et ce n’était pas simple, de conserver notre équilibre historique sans ajouter une troisième entité à notre groupe.

CC : Comment envisages-tu la rentrée politique dans ce contexte politique à la fois tendu et peu lisible ? Comment les communistes doivent-ils s’y préparer ?

Nous ne devons pas lâcher sur le combat pour qu’Emmanuel Macron désigne Lucie Castets comme Première ministre. Les quatre groupes de l’Assemblée nationale ont réussi à se mettre d’accord autour de mon nom pour la candidature au poste de président de l’Assemblée nationale. Puis, nos organisations politiques ont réussi à s’accorder sur la riche personnalité de Lucie Castets, dont je salue le courage et la détermination. Cette bataille pour la désignation d’une Première ministre issue du Nouveau Front Populaire.

« Un député ne fait pas que voter les lois, c’est avant tout un élu de proximité qui nourrit son activité parlementaire des attentes de son territoire. »

Pour cela, la priorité est de finaliser un contenu politique avec une dizaine de mesures pouvant être votées par l’Assemblée nationale et répondant aux besoins urgents des citoyennes et des citoyens. Bien évidemment, nous devons aussi nous appuyer sur l’ensemble de notre programme et le faire connaître le plus largement possible. Même si le contexte est tendu et peu lisible, nous avons une étoile, celle du changement, à laquelle nous devons accrocher notre charrue.

Cause commune 40 • septembre/octobre 2024