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Serafina Nuñez est une poétesse cubaine née en 1913 à La Havane et morte en 2006, à l’âge vénérable de 92 ans.

Une grande voix de la poésie moderne cubaine, dont il n’existe, hélas, que bien peu de traductions en français. On trouvera seulement quelques poèmes, magnifiques, dans le numéro 24 de la revue Bacchanales, issue de la Maison de la poésie Rhône-Alpes, qui présente une anthologie de poètes cubains entre les années 1980 et 2000. À Cuba même, Serafina Nuñez semble souffrir d’un oubli relatif et l’on ne trouve pas ses ouvrages dans les librairies : il faut pour cela se rendre à la Casa de las Américas, véritable grenier aux merveilles que dirigeait le regretté poète Roberto Fernández Retamar. Je donne ici une traduction personnelle d’un poème de jeunesse, paru en 1936, dans son premier recueil, Mer captive. Si la poétesse n’est pas encore en pleine possession de ces moyens lyriques qui feront la magnificence de ses poèmes de la maturité, on y trouve déjà certains motifs qu’elle illustrera plus tard avec bonheur : la lune, figure tutélaire que Serafina Nuñez saura peindre avec toutes les nuances de sa palette jusqu’à cette lune amère et noire qui surplombe son œuvre poétique ; une communion, non, plutôt une identification aux éléments naturels, ici la rivière, dans laquelle sa voix se glisse et se confond. En germe déjà, donc, une poésie qu’elle veut « cosmique », mais d’un cosmique désembrouillé des fumées mystiques que lui donnera en Europe le mouvement du lettrisme. Une poésie simplement guidée par les étoiles.
Victor Blanc


Lamento de la rivière en peur

Je suis toute d’effroi
– Une bouche sans voix –
Un vent noir est passé
Et m’a décolorée.

(Vent noir, vent de la nuit.
Vent de nuit, vent de nuit !)

Une agonie de joncs
Couche contre mes côtes
Il est un large gouffre
Qui s’ouvre sur les eaux.

(Vent noir, vent de la nuit.
Vent de nuit, vent de nuit !)

Un vol d’ailes timides
Et je songe à la mort,
La joie s’accroche aux plumes
Pour s’envoler au loin.

(Vent noir, vent de la nuit.
Vent de nuit, vent de nuit !)

La lune a trop peur de toi
Pour me laver de la crainte
Et je suis seule, muette, immobile,
Toute à toi, vent noir ;
Vent mauvais, vent de la nuit.
Vent de nuit, vent de nuit !
Toute à toi !

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020