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Se risquer à évoquer Aimé Césaire intimide. On ne sait par où commencer : l’immense poète (mais aussi essayiste, dramaturge), l’homme politique (député de la Martinique, maire de Fort-de-France pendant vingt-six ans), l’inventeur du concept de « négritude ».
Aimé Césaire est né en 1913 à la Martinique, dans une famille de sept enfants. Son père est administrateur, sa mère couturière (« dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit » sur sa machine à coudre). Aimé suit les traces de son grand-père, premier Martiniquais à suivre les cours de l’École nationale supérieure à Saint-Cloud, et arrive en 1931 à Paris pour entrer en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand, comme boursier.
Il rentre à la Martinique agrégé, pour y devenir professeur de lettres. Juste avant, en 1939, il écrit Cahier d’un retour au pays natal. André Breton, préfaçant ce recueil qu’irrigue une veine surréaliste, le tient pour « le plus grand monument lyrique de ce temps », y admirant un « premier souffle nouveau, vivifiant ».
Ce parcours singulier n’a pas empêché Aimé Césaire d’observer et d’éprouver la misère sur son île, dans les cases aux toits rapiécés de « morceaux de bidons de pétrole », le racisme ambiant, l’exploitation coloniale des Noirs : « Je suis de la race de ceux qu’on opprime. » Sa colère nourrira toute son œuvre poétique, au lyrisme intense et âpre, contrepoint aux clichés exotiques sur la Martinique, mais irriguée cependant par tout le lexique enivrant de la géographie martiniquaise, de sa flore et sa faune.
Entre 1934 et 1936, il fonde et partage avec quelques étudiants noirs, dont Léopold Sédar Senghor, et d’abord dans la revue L’Étudiant noir, le concept de négritude, comme revendication d’une identité et d’une culture noires à défendre. Au Discours sur le colonialisme suivra le Discours sur la négritude (1950), jalons importants dans la décolonisation.
Il adhère en 1935 aux Jeunesses communistes, en 1945 au PCF, qu’il quittera en 1956, pour fonder deux ans plus tard le Parti progressiste martiniquais.
Si Aimé Césaire « habite une soif irrémédiable », c’est celle de tous les hommes que sa poésie exprime, au plus haut.

Katherine L.Battaiellie

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Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées.

Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux ; les martyrs qui ne témoignent pas ; les fleurs du sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets babillards ; une vieille vie menteusement souriante, ses lèvres ouvertes d’angoisses désaffectées ; une vieille misère pourrissant sous le soleil, silencieusement ; un vieux silence crevant de pustules tièdes, l’affreuse inanité de notre raison d’être.
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Cahier d’un retour au pays natal, éditions Présence Africaine, 1983

Mot
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le mot nègre
tout plein de brigands qui rôdent
des mères qui crient
d’enfants qui pleurent
le mot nègre
un grésillement de chairs qui brûlent
âcre et de corne
le mot nègre
comme le soleil qui saigne de la griffe
sur le trottoir des nuages
le mot nègre
comme le dernier rire vêlé de l’innocence
entre les crocs du tigre
et comme le mot soleil est un claquement de balles
et comme le mot nuit un taffetas qu’on déchire
le mot nègre
dru savez-vous
du tonnerre d’un été
que s’arrogent
des libertés incrédules

Cadastre, éditions du Seuil, 2006

Cause commune n° 38 • mars/avril/mai 2024