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Dans les principaux médias, aujourd’hui, l’adversaire économique et politique, c’est la Chine (plus la Russie) ; et, sur le plan social, ce sont les « Arabes » ou assimilés. L’Orient n’y est guère présenté à son avantage. Chez les uns, l’hostilité est frontale, chez d’autres, elle n’est qu’implicite.

Entretien avec Karine Chemla

CC : Commençons par la Chine. Quel a été son apport au monde dans le domaine des sciences ?

Karine Chemla : On a posé de façon générale la question en ces termes depuis le XIXe siècle, et j’ai tendance à proposer qu’avant de répondre à des questions de ce type, on fasse une pause et on en examine les présupposés. La Chine est aujourd’hui une entité bien déterminée, mais à quoi ceci correspond-il dans le passé ? Ce même territoire a parfois été découpé en royaumes, en guerre les uns avec les autres ou pas. Lorsque, aux yeux des acteurs du passé, l’empire était unifié sous une même autorité politique, le pouvoir impérial n’étendait pas toujours son contrôle sur l’ensemble de ce qu’est la Chine pour nous aujourd’hui. Donc comment déterminerons-nous ce à quoi s’applique la question ? Quels apports ferons-nous entrer dans les réponses à la question ? Mais il y a plus. Depuis le XIXe siècle, « la » science est perçue comme un « capital symbolique » qui permet de mesurer – je reprends l’expression de Michael Adas dans le classique Machines as the Measure of Men. Science, Technology, and Ideologies of Western Dominance (Cornell University Press, Science, 1989, nouvelle édition 2015) – la valeur des peuples et des nations. Voulons-nous jouer à ce jeu ? Dans un tel contexte, il devient primordial de déterminer si X, qui est né ici et a travaillé là, doit être compté comme partie prenante du trésor scientifique d’ici ou de là. On perçoit immédiatement le caractère superficiel de ces décomptes. Il y a eu de tout temps des activités scientifiques qui se sont déroulées dans des contextes qui enjambaient allègrement les frontières des États-nations récents. Dès qu’on y pense un peu, cela n’a rien de surprenant, et je plaide donc pour qu’on identifie les milieux producteurs de science sans présupposer d’emblée qu’ils doivent être situés au sein d’une nation, d’un peuple, d’une civilisation ou de tout autre cadre plaqué a priori sur ces activités. En fait, pour un certain nombre d’apports clés à la science, nous sommes bien en mal de savoir s’ils ont émergé en Chine, en Inde ou quelque part entre les deux, simplement parce que les échanges entre ces zones
géographiques étaient suffisamment intenses pour que les écrits les plus anciens en chinois et en sanskrit présentent bien des connaissances et des pratiques communes sans qu’on puisse raisonnablement dire à « qui » assigner l’« apport » ! Ce point étant clarifié, on peut dire que les documents mathématiques, astronomiques ou médicaux écrits au cours de l’histoire en chinois attestent parfois les premiers une invention qui joua un rôle important dans l’histoire des sciences.

« L’activité scientifique n’est pas uniforme, mais sa diversité ne se laisse pas corréler à celle de “civilisations”. »

CC : On a souvent dit que les Chinois n’avaient qu’une vision utilitaire des sciences, est-ce vrai ?

K. C. : C’est bien sûr faux, sauf à m’expliquer de quelle utilité procédait l’introduction de nombres positifs et négatifs, pour résoudre des systèmes d’équations linéaires, ou de nombres irrationnels comme √17 (racine de 17). On peut en fait se douter qu’une phrase qui a pour sujet « les Chinois » soit fausse, même sans en connaître la suite. Il y a partout de la diversité, en Chine comme ailleurs. Le mathématicien Jean-Paul Benzécri avait pour thèse qu’en mathématiques, la théorie commence par l’introduction de la multiplication. Je pense que cette thèse est profonde mais, et surtout, qu’elle nous invite à comprendre les dimensions théoriques des travaux des acteurs du passé non pas sous les traits qu’elles revêtent pour nous, mais en nous plaçant de leur point de vue. Un tel exercice ne peut que nous permettre de mieux apprécier la profondeur de connaissances scientifiques que nous croyons dénuées d’intérêt.

CC : Qu’ont su les pays occidentaux de cette culture chinoise et quand ? A-t-elle interagiavec celle des Européens ?

Karine Chemla : Je dois dire d’entrée de jeu que j’évite d’employer l’expression de « culture chinoise », tout comme je ne parle jamais de « culture européenne » ou autre. Il me semble que ces expressions entretiennent subrepticement l’idée qu’il y aurait des cultures sous la forme de blocs différents et incompatibles. Or, pour moi, elles sont vides de sens ! Je ne vois pas comment on pourrait définir quelque chose d’aussi large que la « culture chinoise » en cherchant un dénominateur commun à une diversité qui défie l’entendement, alors même que les activités scientifiques nous montrent précisément que certaines pratiques culturelles ne se laissent pas enfermer dans de tels cadres. Pour reformuler la question, on peut dire que le premier contact massif scientifique entre des Européens et des Chinois débuta à la fin du XVIe siècle quand des missionnaires européens arrivèrent aux portes Sud de la Chine dans l’intention de pousser plus loin leur projet d’évangélisation. Dans ce contexte, les jésuites, plus spécifiquement, perçurent l’intérêt que présentaient leurs connaissances scientifiques et techniques pour intéresser les autorités ainsi que les lettrés chinois et mieux parvenir à leurs fins. Ils se firent donc les intermédiaires entre la Chine et l’Europe en introduisant des ouvrages scientifiques venus d’Europe et en participant à leur traduction. Dans ce contexte, sciences et enseignements religieux furent mêlés, les premières contribuant à plaider la supériorité des seconds. L’échange qui s’établit par la suite fut, on s’en doute, asymétrique. Les Chinois qui s’intéressaient à ces savoirs tentaient de comprendre les liens qu’ils présentaient avec les connaissances disponibles en Chine à l’époque et ils s’attelèrent bientôt à retrouver les ouvrages scientifiques chinois du passé. Lors de ces premières décennies, les jésuites ne manifestèrent pas un intérêt patent pour les sciences en Chine. Les choses évoluèrent : la curiosité de l’Europe envers la Chine devient plus vive et au XVIIIe siècle les missionnaires servent de pourvoyeurs d’informations de tous ordres, sur les savoirs, les textes classiques, les techniques, etc. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on voit se développer en Europe des études laïques sur la Chine.

« Le premier contact massif scientifique entre des Européens et des Chinois débuta à la fin du XVIe siècle quand des missionnaires européens arrivèrent aux portes Sud de la Chine dans l’intention de pousser plus loin leur projet d’évangélisation. »

CC : Venons-en au « miracle grec ». Est-ce purement interne à la Grèce antique ou y a-t-il eu des influences orientales, indiennes, mésopotamiennes, qui auraient facilité cette « rupture » dans les sciences et la philosophie ?

K. C. : Une première remarque nous sera utile ici : pour les périodes anciennes, très peu de documents ont survécu, et il est donc en général difficile de bâtir des grandes théories. Il est absolument clair que les savoirs mathématiques et astronomiques que nous trouvons dans des ouvrages mathématiques comme les Eléments d’Euclide ou astronomiques comme l’Almageste de Ptolémée présentent des relations étroites avec des savoirs dont témoignent des tablettes mésopotamiennes des derniers siècles avant notre ère ou des papyrus écrits en hiératique. De quelles connaissances et de quelles pratiques exactement les auteurs hellénophones sont-ils les héritiers, ou encore au contact de quels savoirs se trouvent-ils dans des villes comme Alexandrie ? Il est presque impossible de répondre à ces questions. En revanche, il est clair que tous ceux qui écrivent en grec ne parlent pas d’une seule voix. Si « miracle » il y a eu – et ce serait un acte de foi que d’y souscrire –, nos documents montrent qu’il a été très localisé et certainement pas le fait de tous les auteurs qui se sont exprimés en grec. Une fois de plus, cette thèse du « miracle grec » a une histoire qui plonge ses racines au XIXe siècle et parle plus de courants de pensée dans l’Europe de l’époque qu’elle ne parle de « la Grèce » ancienne.

CC : Que saurait-on aujourd’hui d’Euclide, de Pythagore, d’Hippocrate, etc., sans l’intermédiaire des traductions, adaptations et prolongements arabes ?

K. C. : La réponse à cette question présente sa dose d’ironie. Quand Johan Heiberg s’attelle à la fin du XIXe siècle à l’édition critique de cet ouvrage d’environ 300 avant notre ère que sont les Éléments d’Euclide, il s’appuie sur les seuls témoins grecs, arguant que les manuscrits arabes et latins médiévaux desdits Éléments sont corrompus et ne peuvent servir de base à une édition critique. En effet, les Éléments avaient été traduits à plusieurs reprises en arabe à partir du VIIIe siècle, et ces traductions arabes avaient à leur tour donné naissance, à partir du XIIe siècle, à des traductions latines. Pour Heiberg, les documents qui témoignent de ces traductions n’avaient pas de valeur historique suffisante pour son travail philologique. Or, peu avant sa mort, le grand historien des mathématiques Wilbur Knorr a publié un article au titre évocateur : « The Wrong Text of Euclid : On Heiberg’s Text and its Alternatives ». Il y défend la thèse que ces documents en arabe et en latin sont de fait plus proches de l’original d’Euclide que ne le sont les éditions grecques sur lesquelles Heiberg s’est appuyé et qui sont, elles, puissamment influencées par une réédition des Éléments du IVe siècle de notre ère. En d’autres termes, on en saurait plus d’Euclide si l’on avait étudié les traductions en arabe et en latin ! Mais voilà si, dans les dernières décennies, il y a eu un immense effort pour éditer les versions latines médiévales des Éléments, les recherches sur l’Euclide arabe sont dans un état calamiteux : nous n’avons aucune édition des traductions ou adaptations en arabe ! On en saura donc plus quand ces recherches auront été menées.

CC : Alors, y a-t-il un mélange subtil et interactif des cultures ou un « choc des civilisations » ?

K. C. : Pour qu’il y ait un choc des civilisations, il faudrait qu’il y ait des civilisations. Personnellement, je ne sais pas à quoi renvoie ce mot. Et j’attends qu’on m’en donne une définition maniable. Pour l’heure, je n’en vois pas. Ce qu’à mes yeux montrent les activités scientifiques, ce sont des milieux qui pratiquent les sciences de manière différente, parfois en une même langue, parfois à cheval sur plusieurs langues. Ainsi, on peut identifier à un même moment en Chine des pratiques différentes des mathématiques, ou des pratiques spécifiques dont se font l’écho des sources en chinois, en sanskrit et en arabe, par contraste avec d’autres sources en chinois, en sanskrit et en arabe. Ces milieux parfois fusionnent, parfois disparaissent. Ils empruntent des savoirs et des pratiques à d’autres milieux. Ainsi pour moi l’activité scientifique n’est pas uniforme, mais sa diversité ne se laisse pas corréler à celle de « civilisations ». Comment appréhender cette diversité et comment comprendre l’histoire des sciences sur fond de diversité, ce sont à mes yeux les deux questions fondamentales auxquelles il est essentiel de travailler.

Karine Chemla est historienne des sciences. Elle est directrice de recherches au CNRS.

Propos recueillis par Pierre Crépel.

Cause commune29 • été 2022