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Le mouvement des gilets jaunes continue de secouer le pays. Il pose question aux forces politiques et singulièrement aux partis de transformation sociale. Quelles sont les racines de la colère ? Quelles sont les revendications convergentes ? Comment agir ensemble ? Comment aborder dans ces conditions les élections européennes ? Éléments de réponse avec Céline Brulin, sénatrice de Seine-Maritime et membre du comité exécutif national du PCF.

Entretien réalisé par Léo Purguette

Aviez-vous, en Seine-Maritime, senti des signes avant-coureurs de la colère qui allait s’exprimer avec le mouvement des gilets jaunes ?
En Seine-Maritime, comme sans doute ailleurs, nous avons senti grandir la colère au fil des mois. Les mobilisations des retraités, habituellement assez anecdotiques, avaient rassemblé des manifestants qu’on voyait rarement, qu’on ne connaissait pas. La question du pouvoir d’achat était déjà au cœur de leurs actions. Le mouvement dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), très large et très soutenu par les familles des résidents, montrait lui aussi cet enracinement de la colère. Sans compter que rapidement Macron a été qualifié comme « le président des riches » de manière assez spontanée par nos concitoyens. La décision de porter la vitesse maximale autorisée à 80 km/h au lieu des 90 avait également généré beaucoup de mécontentement, à la fois parmi ceux qui, vivant dans une ville moyenne ou une commune rurale, n’ont pas d’alternative à la voiture pour se déplacer, mais aussi parce que la sécurité routière apparaissait comme un prétexte pour remplir les caisses de l’État, vidées par ailleurs par la diminution de l’impôt de solidarité sur la fortune et la multiplication de cadeaux aux plus fortunés. Et déjà, entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2017, nous avions senti dans les milieux populaires que voter pour le banquier, l’ami de la finance, même pour faire barrage au Front national, était un crève-cœur pour beaucoup. Dès l’annonce de la hausse des taxes sur les carburants, alors même que le prix de ceux-ci augmentait déjà, plusieurs de nos camarades, des maires en particulier, ont alerté sur le fait que ce pouvait être la goutte qui ferait déborder le réservoir. Avec les organisations du parti, nous avons entamé une campagne « Les taxes explosent, les multinationales se gavent, halte au racket » avec tracts, pétitions et affichage massif. Parallèlement, nos élus ont pris des initiatives comme l’appel à rédiger « les cahiers de la colère et de l’espoir », lancé à Dieppe le 16 novembre, la veille de l’acte I des gilets jaunes. Avec un objectif commun : faire s’exprimer la colère, la porter et la nourrir de propositions en faveur du progrès social. Nous mesurons bien, depuis des années maintenant, que l’extrême droite surfe sur cette colère et la dévoie. Et nous avons l’expérience que ni les arguments humanistes ni la culpabilisation ne sont opérants pour la faire reculer. Entre le 1er et le 20 novembre, notre pétition a recueilli quinze mille signatures en Seine-Maritime. Ce succès a nourri le débat qui a évidemment eu lieu, en Seine-Maritime comme ailleurs, sur le mouvement des gilets jaunes. Nos camarades ont en effet vite perçu, dans leurs initiatives sur le terrain, que ce mouvement portait, pour l’essentiel, des exigences légitimes, et que les communistes avaient toutes les raisons d’être offensifs sur la nature des réponses à y apporter. Lorsque le mouvement des gilets jaunes a démarré, nos élus sont tout naturellement allés à la rencontre de leurs concitoyens pour échanger, confronter les points de vue. Et les organisations communistes ont continué leur propre travail.

Trois mois après le début du mouvement, il dure. Comment l’analysez-vous ?
Non seulement le mouvement dure, malgré un matraquage – au sens propre comme au sens figuré – intense, mais il a évolué, dépassant, largement et rapidement, le seul cadre de l’augmentation des taxes sur les carburants. Les revendications initiales sur les taxes ont en effet vite pris la forme d’une dénonciation de l’injustice fiscale, sociale, territoriale et laissé place à l’expression d’exigences, salariales par exemple, alors que la plupart des mouvements sociaux, ces dernières décennies, visaient à empêcher le retrait d’acquis sociaux. Les tentatives de présenter ce mouvement comme antiécologique, dans le « meilleur » des cas, et plus encore comme émanant de l’extrême droite et portant les pires travers, ont fait long feu. Au-delà de ceux qui ont tenu les ronds-points et se retrouvent désor­mais tous les samedis pour manifester, le soutien populaire reste majoritaire et cela malgré les scènes de violence abondamment commentées chaque week-end. Comme dans toute expression qui rassemble une majorité de nos concitoyens, il y a de tout : des gens qui n’ont pas tous voté pareil, qui n’ont pas tous la même expérience, etc. Aujourd’hui, le mouvement se structure autour de deux enjeux forts sur lesquels les communistes devraient se sentir pleinement à l’aise : la justice sociale et la démocratie. Et, pour la première fois depuis le début de son mandat, Emmanuel Macron a été forcé de revenir sur ses décisions face à la pression de la rue. Les avancées arrachées sont certes maigres et leur nature est contestable, mais c’est néanmoins un point marqué qu’il faut approfondir. Il appartient aux gilets jaunes de décider de la suite de leur mouvement. Comme il appartient aux blouses blanches, aux gilets rouges, aux bleus de travail, aux robes noires, aux stylos rouges, aux syndicats, aux associations de décider de la conduite de leurs actions. Le Parti communiste français doit se saisir avec intelligence et créativité du retour, dans le débat public, des enjeux sociaux, de la question de la répartition des richesses créées, de la lutte contre les inégalités, qui reste une valeur extrêmement vivace en France, malgré des décennies d’offensive libérale. Le président de la région Normandie, Hervé Morin, disait en substance, il y a quelques jours : « Un sixième des Français rejette le capitalisme, la France n’est donc pas un pays qui se gouverne comme les autres. » Eh bien ! le Parti communiste français doit être à la hauteur de cette France qu’il a contribué à façonner.

Quel regard portez-vous sur le grand débat du président de la République en tant que citoyenne et élue ?
Ce débat est avant tout un exercice de communication politique, une campagne électorale qui ne dit pas son nom. Emmanuel Macron croit pouvoir se servir de la colère des Français pour relégitimer sa politique. Il cherche à attirer à lui les électeurs de la droite traditionnelle et entend très clairement que des réponses de droite soient apportées aux revendications et aux exigences sociales. Voilà pourquoi il faut bousculer le débat, y prendre toute notre part, y faire rentrer par la fenêtre ce qui ne pourra pas entrer par la porte. Je ne parle pas seulement des moments de débat formels qui sont organisés, ici ou là. Je pense aussi au débat public, qui se déroule à ciel ouvert dans notre pays. Sur l’ISF, par exemple. Donnons-nous l’objectif de contraindre le gouvernement à le rétablir. En Seine-Maritime, des maires communistes organisent des votations pour que les citoyens puissent exprimer cette volonté jusqu’à la rendre incontournable. Nous pourrions, partout, multiplier ce type d’actions.

Des convergences peuvent-elles se produire entre gilets jaunes, mouvement syndical et éventuellement partis politiques ?
Des convergences se sont déjà produites à l’image de cortèges, dans les rues du Havre par exemple, où gilets rouges et jaunes défilent ensemble derrière la même banderole proclamant : « œuvrons main dans la main pour de meilleurs lendemains ». Ou encore à l’initiative de syndicalistes de Renault Cléon qui ont découvert que beaucoup de leurs collègues étaient gilets jaunes. Dire qu’il n’y a plus aucune méfiance, de part et d’autre, serait mentir. Mais des cortèges syndicaux, notamment de la CGT, ont rejoint des manifestations de gilets jaunes. Les élus communistes ont noué le dialogue avec les gilets jaunes qui leur ont remis les pétitions qu’ils avaient fait signer. Nos élus, parlementaires notamment, sont souvent considérés comme des interlocuteurs évidents pour porter les revendications qui émergent et comme ceux qui se battent au quotidien. Ces conver­gences sont évidement très positives.

Comment analysez-vous la présence de gilets jaunes aux élections européennes ?
Que les Français veuillent reprendre leur destin en main, investir le champ politique pour que les attentes populaires soient entendues est une très bonne chose. Le sentiment de trahison des « élites politiques » après le non au référendum sur le traité constitutionnel européen reste fort. Il ne faut pas prendre les Français pour des idiots. Ils sont d’abord en colère parce que depuis quarante ans ils ne sont pas écoutés par ceux qui ont été alternativement au pouvoir. C’est une des raisons d’ailleurs de l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République. La réalité c’est qu’il y aura des gilets jaunes sur quasiment toutes les listes. Ils ne sont pas une unité politique identifiée. Ils font mouvement avec pour point commun central le fait qu’ils n’arrivent plus à vivre. Les revendications sont diverses, parfois contradictoires, et personne – nous pas plus que d’autres – n’en est propriétaire. Certains m’ont par exemple dit vouloir être « la soupape de tout pouvoir », l’aiguillon qui rappelle à l’ordre les dirigeants. D’autres s’engagent, sur différentes listes, y compris la nôtre. Nous avons un rôle de parti politique à jouer, aux côtés de ce mouvement. Nous ne devons ni l’idéaliser ni en avoir peur, mais apporter des réponses politiques pour augmenter les salaires et le pouvoir d’achat, aller chercher l’argent là où il est pour le redistribuer, assurer un accès égal aux services publics, démocratiser la société, etc. Nous avons aussi un rôle à jouer pour construire des majorités permettant de mettre en œuvre ces solutions et de concrétiser une alternative à la politique de Macron. Est-ce en alignant six ou huit listes de gauche sur la ligne de départ des élections européennes que nous serons le plus efficaces en ce sens ? De même, les enquêtes d’opinion montrent qu’une liste gilets jaunes contribuerait, en affaiblissant la quasi-totalité des autres listes, à placer la liste LREM en tête aux européennes. Je ne suis pas sûre que ce soit ce à quoi aspirent la plupart des gilets jaunes.

Croyez-vous possible de faire échec à Macron pour les réformes qu’il a annoncées en 2019 (retraites, assurance chômage…) étant donné sa fragilité politique dans le pays ?
Oui, je le crois. Pour cela, le mouvement social qui s’exprime sous des formes très diverses, et pas seulement en jaune fluo, doit trouver un nouvel élan. Et il faut parallèlement battre, politiquement, les choix portés par Emmanuel Macron, son gouvernement et sa majorité, et construire une alternative à cette politique. La première échéance qui peut y contribuer, ce sont les élections européennes de mai prochain. D’autant qu’il est de plus en plus question qu’un référendum sur la politique nationale soit organisé en même temps. Il serait quand même insensé que Macron et sa politique sortent renforcés de cette élection ! C’est pourtant ce qui peut se produire en raison de l’éclatement et de l’affaiblissement de la gauche. Voilà pourquoi nous devons prendre, avec Ian Brossat, toutes les initiatives permettant tout à la fois l’expression de notre originalité communiste et un large rassemblement. Y compris en appelant chacun à agir en responsabilité pour construire cette alternative.

Cause commune n° 10 • mars/avril 2019