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La vie est ainsi faite qu’est passé à peu près inaperçu un article du journaliste Claude Askolovitch pour le site Slate.fr, au début de l’année 2019. La raison de ce silence tient sans doute au fait qu’Askolovitch exprimait là des idées sans grande originalité par rapport à ce que nombre de ses confrères et de leurs invités avançaient alors – et continuent d’avancer. Ce silence à propos de ce texte ne doit pas, me semble-t-il, inciter à détourner le regard pour courir derrière les plus virulentes polémiques où on pourrait, censément, mieux saisir les positions des uns et des autres. Il indique au contraire qu’on est là face à un texte considéré dans ces milieux comme « normal », banalement acceptable. N’est-ce pas par là, au fond, qu’on peut le mieux essayer de saisir une pensée dominante ? Ce texte, que je crois ainsi très révélateur, présente en outre l’avantage d’exprimer plus nettement ce qui constitue le sous-texte de bien des articles moins courageux mais d’orientation identique.

« Qui avait raison, en 1789, entre l’héroïque paysan analphabète renversant un ordre millénaire injuste, et le raffiné marquis dont le château et les privilèges brûlent alors, quoiqu’il puisse se réclamer de Jean Bodin, de Fénelon et mille autres jamais lus par ledit paysan ? »

Nous sommes le 18 février 2019, après une altercation entre des gilets jaunes et Alain Finkielkraut au cours de laquelle ce dernier – quoi qu’on en pense – a été traité d’une façon lamentable et détestable.
Claude Askolovitch veut alors en tirer le sens global de la mobilisation des gilets jaunes. Laissons-lui la plume : « Il y a, dans la rencontre du philosophe et de ses agresseurs, une opposition fascinante entre la délicatesse des lettres et la trivialité des mots. On ressent, chez Finkielkraut, cette bibliothèque qui honore son foyer et jamais ne le quitte, j’en suis persuadé, et qui nourrit ses pensées et jusqu’à ses impasses. Et en face s’exhibe un monde de l’injure, des violences sans livres, du cri haineux que rien n’apaise. L’instant “gilets jaunes”, finalement, aura été cela : les cris d’une foule privée de culture contre des hommes des bibliothèques.

À cette aune, Finkielkraut et Macron se ressemblent, petits-bourgeois ayant caressé les livres et s’en étant construits, et que des populaces exècrent, qui reconnaissent l’ennemi. Ce cri connaît sa limite : les plus violents savent leur infériorité et en deviennent démunis, émouvants. »
« Les cris d’une foule privée de culture contre des hommes des bibliothèques… » Est-il besoin de commenter ce parfait mépris de classe, si caractéristique du traitement médiatique des gilets jaunes ? On pourrait pourtant, à très bon droit, nuancer sérieusement les deux termes de ce monde en noir et blanc proposé par Askolovitch. Pourquoi, d’une part, postuler que ces courageux manifestants seraient ces « populaces » décérébrées, eux qui mettent en avant des principes politiques et une argumentation rationnelle pour les soutenir, y ont suffisamment réfléchi pour décider de se mobiliser, eux qui font souvent montre d’humour et d’agilité dans l’élaboration de leurs slogans, eux qui voient plus loin que ce qu’on rabâche à la télévision (qui, on en conviendra, n’est pas exactement une incitation à se mobiliser contre Macron) ? Pourquoi, de l’autre, faire d’Alain Finkielkraut l’incarnation des « hommes des bibliothèques », quand Pierre Bourdieu voyait précisément en lui celle de ces « sous-philosophes qui ont pour toute compétence de vagues lectures de vagues textes […], des demi-savants pas très cultivés qui se font les défenseurs d’une culture qu’ils n’ont pas, pour marquer la différence d’avec ceux qui l’ont encore moins qu’eux » (voir le recueil Interventions 1961-2001) ?
On pourrait contester de la même manière les propos de même veine de Dominique Schnapper, très libérale sociologue, fille de Raymond Aron, qui explique le mouvement des gilets jaunes par cette « haine démocratique » qui viserait Emmanuel Macron : « Il est trop jeune et trop intelligent », tant que celles et ceux qui le regardent s’en sentent « humiliés », ne pouvant rien répliquer, n’ayant plus que leur « haine » (voir Télos, 28 janvier 2019). Ces pauvres inférieurs que sont les gilets jaunes en viennent alors à récuser cette « dimension aristocratique » (Schnapper toujours, sur Xerfi Canal, cette fois) de la démocratie représentative qui veut qu’on choisisse les meilleurs et qu’on s’y soumette.

« L’érudition ne suffit pas, surtout quand elle est mobilisée au service d’un intérêt de classe qui, dans bien des cas, en dernière instance, prend le pas sur les savoirs livresques et les élaborations rationnelles. »

Macron est-il si bon, si savant, si rationnellement imparable que l’avance la sociologue ? Sentez-vous, lectrice, lecteur, cette sourde humiliation face à la supériorité éclatante de ses prestations, au point qu’impuissant à contrer ses propos, la bave soudain écumante, vous vous jetez comme une bête pour enfiler le gilet jaune de la boîte à gants, remplir la première carte syndicale venue et faire inscrire vos voisins au prochain meeting de Ian Brossat et Marie-Hélène Bourlard ? Ce n’est franchement pas sérieux… Quelle incroyable considération ces gens-là ont-ils d’eux-mêmes… On les pardonnera, en pensant au philosophe Thomas Hobbes : s’ils voient leur sagesse si grosse, c’est qu’ils voient leur propre esprit de près et celui des autres de (très !) loin…
Mais laissons cela de côté, aussi discutable que cela soit. Admettons que Macron et Finkielkraut aient lu plus de livres que la moyenne des gilets jaunes – ce qui, du reste, est tout de même à peu près certain, vu la vie que la bourgeoisie fait mener au grand nombre d’entre elles et eux, au grand nombre d’entre nous. Qu’est-ce que cela change, sur le fond ? Est-ce le signe que les plus gros lecteurs ont raison contre les plus petits ? Qui avait raison, en 1789, entre l’héroïque paysan analphabète renversant un ordre millénaire injuste, et le raffiné marquis dont le château et les privilèges brûlent alors, quoiqu’il puisse se réclamer de Jean Bodin, de Fénelon et mille autres jamais lus par ledit paysan ? Qui avait raison entre l’esclave maintenu dans l’inculture la plus crasse par ses maîtres et qui entre en révolte contre cet ordre abject d’un côté et, de l’autre, le « grand George Washington », esclavagiste encore encensé par certains de nos jours ?

« La vérité est effort, travail, discussions, expériences,échanges, organisation. »

L’érudition ne suffit pas, surtout quand elle est mobilisée au service d’un intérêt de classe qui, dans bien des cas, en dernière instance, prend le pas sur les savoirs livresques et les élaborations rationnelles. Oui, Alain Finkielkraut, Dominique Schnapper, Emmanuel Macron et même Claude Askolovitch ont lu plus de livres que la plupart des gilets jaunes. Il n’empêche que ce sont les gilets jaunes qui ont raison : la fiscalité française est inique ; les travailleurs ne sont pas payés à hauteur des richesses qu’ils produisent ; la démocratie française est dans un état lamentable ne permettant pas au peuple d’être maître de son destin.
Ne nous y trompons pas. Il ne s’agit pas de faire l’apologie de la non-lecture, de la non-réflexion, du non-raisonnement. Nous n’allons pas, comme les fascistes jadis, dire « haro » sur la raison et brûler les livres ! Les gilets jaunes n’ont pas raison parce qu’ils ont lu moins de livres. Ils ont raison bien qu’ils aient lu moins de livres. Car il ne faut pas oublier cette phrase de Marx dans L’Idéologie allemande : « L’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante. » Or on n’a pas raison par la magie d’un élan spontané. On n’a pas raison par la transparence d’un réel tout simple et facile à saisir, comprendre et transformer. On n’a pas non plus raison simplement parce qu’on occupe une position de classe donnée. La vérité est effort, travail, discussions, expériences, échanges, organisation.
Au risque de lasser lectrices et lecteurs en citant à nouveau Aragon, je voudrais tout de même leur faire partager une réflexion de l’écrivain au printemps 1953 (extraite d’un article des Lettres françaises, « À haute voix », qui appellerait maints commentaires par ailleurs et dont Aragon lui-même ne fera plus siennes certaines conclusions de ce temps) : « Tout se passe, pour beaucoup de camarades, comme s’ils imaginaient la vérité diffuse à l’état latent dans les masses. De telle sorte qu’il suffirait de donner à celles-ci, ou aux représentants les plus audacieux de celles-ci, ou tout au moins à ceux qui se donnent volontiers comme les porte-parole des masses dans leurs rangs mêmes, la possibilité de s’exprimer pour connaître cette vérité. » Cette « conception de la critique de masse […] est un des aspects du populisme ». L’écueil dénoncé par le poète au siècle dernier a sans doute encore quelque actualité…
Les chemins de progrès, sauf à sombrer, ne sont ni dans le ravin aristocratique (que les « hommes des bibliothèques » gouvernent et que les gueux leur baisent les pieds) ni dans les vertigineuses illusions de ce « populisme » qu’évoque Aragon.


Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.