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En tous domaines, la vie culturelle aux États-Unis a été marquée par un souci d’émancipation. Il s’agissait de rompre le lien de plus en plus distendu qui la reliait encore à l’ancien monde européen et de développer une identité propre. La philosophie n’a pas fait exception à la règle.

Les choses sont toutefois plus complexes en ce domaine : aucune philosophie n’est « l’expression d’un peuple » au même titre que la musique ou la littérature. La philosophie, c’est son point commun avec les sciences, est une recherche de la vérité et non pas une expression individuelle ou collective. Cette recherche suppose recul critique, élaboration de thématiques propres, mise en œuvre d’outils conceptuels et de méthodes appropriées. C’est à ce niveau, celui des approches et des choix, que le « donné » historique et social s’expose à la pensée théorique. On ne peut penser qu’un donné préexistant. Pour autant, la pensée de ce donné n’a rien de simple : elle est médiatisée par la langue et par un certain nombre d’institutions.

Une continuité anglo-saxonne
Toute philosophie est tributaire d’une langue vernaculaire dans laquelle elle s’enracine. Savoir s’il s’agit là d’une limitation ou d’une richesse est un problème récurrent que nous n’aborderons pas ici. On se contentera de remarquer qu’au-delà de toute volonté ou velléité de rupture avec le mode de pensée hérité de George Berkeley et de David Hume, l’élément commun du langage persiste, intact. Et cet élément charrie toute une tradition : celle de l’enquête plutôt que de l’exposé, celle surtout de la défiance à l’égard des abstractions et des idées générales. L’injonction de David Hume à la fin de l’Enquête sur l’entendement humain à n’accepter que les raisonnements étayés par des faits peut être considéré comme la maxime de la philosophie anglo-saxonne. Maxime qui n’aura aucune peine à traverser l’Atlantique. Et il n’est pas indifférent de noter que cette détestation des idées générales se lie chez George Berkeley à une disqualification de l’idée même de matière : le matérialisme serait un idéalisme comme les autres. Thèse aux conséquences dévastatrices qui sous des formes diverses survivra à George Berkeley.
Et cela d’autant plus que, et c’est une donnée historique cruciale, la vie intellectuelle aux États-Unis a longtemps et massivement été une vie religieuse, dominée par les différentes variantes de la doctrine protestante du libre examen.

« Le pragmatisme est la première pierre de l’édifice philosophique états-unien, ce par quoi il se différencie radicalement de la tradition européenne, y compris britannique.»

La conquête de territoires nouveaux, le recul de la frontière, le développement des circuits commerciaux, tout cela s’accommodait mal du catholicisme, avec ses églises implantées dans les villes et la lourdeur de sa liturgie. « Une Bible et un fusil », la formule est évidemment expéditive mais non dénuée de vérité : très tôt, l’idéal de l’homme américain est un idéal de virilité, d’exposition aux risques, d’inventivité, mais aussi d’esprit missionnaire. On a observé que parmi les plus anciennes entreprises américaines, beaucoup ont été fondées par des pasteurs, quakers ou mormons, pour qui le commerce s’inscrivait dans le droit fil de l’évangélisation.
Autant dire que la vie spirituelle et intellectuelle des États-Unis naissants se situe donc au plus loin des bibliothèques et des monastères. Toute idée d’un centre lui est étrangère. La vie universitaire ne viendra que bien après et entérinera à sa façon continuité et ruptures, Yale étant plutôt un lieu de transmission des idées européennes, Harvard se concentrant sur l’édification et la formalisation d’une pensée nationale spécifique.

Philosophèmes américains 
Il y a donc des « philosophèmes américains » antérieurs et extérieurs à ce qu’on pourra appeler par la suite « philosophie américaine ». Tout philosophème est de l’ordre du donné idéologique, toute philosophie est de l’ordre de la critique. Parmi ces philosophèmes, on ne trouve pas la raison, ni la tradition mais par contre : le libre examen, la libre parole, et surtout le « succès ». Le critère du « succès », ou encore de la « réussite », est un élément doctrinal essentiel au protestantisme : c’est à la qualité de ses fruits qu’on reconnaît le bon arbre. Aux valeurs catholiques de conformité et d’obéissance et à la médiation des clercs, luthériens et calvinistes substituent l’évidence immédiate de la foi vivante et de la réussite dans ce que l’on entreprend. Il y a lieu de souligner le caractère exclusif de ces philosophèmes, qui font système entre eux : pas d’héritage de l’histoire, et une réflexion théorique adossée à ces absolus supposés que sont, d’un côté la foi, de l’autre une connaissance objective souvent réduite aux mathématiques et à la logique formelle. Mysticisme d’un côté, analycité de l’autre. C’est la racine de ce qu’on appellera le « transcendantalisme », terme forgé par Ralph Waldo Emerson, et qui pose que la spécificité humaine réside dans ces deux absolus imperméables à l’histoire que sont le langage et la foi.

« La vie intellectuelle aux États-Unis a longtemps et massivement été une vie religieuse, dominée par les différentes variantes de la doctrine protestante du libre examen. »

Le pragmatisme 
C’est la doctrine du pragmatisme (du grec progma, activité, affaire) qui marque le passage de la notion floue de « succès » à une conceptualité rigoureuse. Charles Sanders Peirce (1839-1914) le définit ainsi : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet » (« Comment rendre nos idées claires », §15). À l’opposé de toute contemplation, le rapport à nos idées se doit d’être sanctionné par la pratique. Une idée n’a de valeur et même de sens que par les effets qu’elle produit, que ce soit dans la sphère de l’intériorité ou dans le monde social humain. Le critère de validation n’est plus ici la rationalité mais l’efficacité, ou plutôt le critère de la rationalité n’est pas antérieur ni extérieur à l’action, mais l’action aboutie elle-même. Les pragmatistes rejettent le rationalisme dogmatique et doctrinal au profit du « succès », lequel constitue si l’on ose dire un point d’absolu.
Le pragmatisme est la première pierre de l’édifice philosophique états-unien, ce par quoi il se différencie radicalement de la tradition européenne, y compris britannique. Très révélatrice à cet égard, la confrontation entre Gilbert Ryle, l’un des plus éminents représentants de la philosophie analytique anglaise, et Willard Van Orman Quine, sans doute le plus célèbre des philosophes de Harvard, lors d’un colloque sur la philosophie analytique tenu à Royaumont en 1958. Orman Quine, cherchant à systématiser sa démarche critique, dénonce ce qu’il appelle « le mythe de la signification ». Selon lui, tenant d’une ontologie aussi restreinte que possible, les significations, les idées n’existent pas à proprement parler, mais peuvent et doivent être réduites à des gestes indicatifs de désignation. Il suggère qu’un observateur extérieur à une tribu dont il ne connaîtrait ni le langage ni les mœurs finirait par en savoir assez en notant les récurrences des mots émis et des gestes de désignation. Sa démarche pragmatiste (fidèle à sa méthode, il ne se réclame pas de ce mot, ni d’aucun mot en « -isme »), débouche sur une anthropologie behavioriste. S’ensuit entre Gilbert Ryle et lui un savoureux dialogue de sourds devant un public français médusé. Gilbert Ryle objecte en substance : – D’accord si vous voulez dire qu’une notion comme par exemple le pouvoir d’achat n’est pas quelque chose de réel qui se trouvait entre mon porte-monnaie et la baguette pain que j’achète à la boulangerie du coin. Vous postez un observateur devant la boulangerie, il va voir effectivement des pièces de métal s’échanger contre des pains. Parfois quelqu’un entre, roule une pièce entre ses doigts puis ressort les mains vides. Il finira bien par comprendre deux ou trois choses, mais pourquoi ne va-t-il pas tout simplement parler aux gens pour se renseigner ? Et de conclure : « Votre ethnologue de la brousse m’a bien l’air du plus fameux imbécile que j’aie jamais rencontré ! » À quoi Orman Quine a beau jeu de répondre que son observateur supposé n’a aucun langage commun lui permettant une telle approche.

« Les pragmatistes rejettent le rationalisme dogmatique et doctrinal au profit du “succès”, lequel constitue si l’on ose dire un point d’absolu.»

Le pragmatisme qui sous-tend la méthodologie d’Orman Quine n’est pas seulement un behaviorisme centré sur l’observation des comportements et occupé à faire de prudentes inductions à partir d’eux. C’est aussi un phénoménisme : pas d’essence sous les phénomènes ! Mais comment alors ne pas réduire le monde connaissable à ce qui apparaît, le reste étant définitivement frappé du sceau du mystère ?

Perspectives anthropologiques
Le rejet de toute définition canonique de l’homme comme « animal doué de raison » s’exprime avec une force particulière chez William James (1842-1910). C’est peut-être lui qui donne à la philosophie états-unienne tout son volume. Car à côté de ceux qui s’interrogent sur le langage et ses limites, William James s’interroge sur les origines et le sujet de cet agir humain susceptible d’efficacité. Or sa thèse est sans appel, et c’est une thèse vitaliste : vivre, c’est avoir des instincts, tout vivant a des instincts, et la différence spécifique de l’humain par rapport aux animaux et aux plantes réside non pas dans la possession d’une surnaturelle raison, mais bien au contraire d’une profusion d’instincts tendant non seulement à conserver la vie individuelle, mais à l’épanouir et à l’affirmer de toutes les façons possibles, la lutte pour s’approprier davantage et jouir pleinement étant la vraie nature de l’homme.
De fait, William James est un doctrinaire de l’action : « Si vous voulez avoir une qualité, agissez comme si vous la possédiez déjà. » Ou encore : « L’expérience immédiate de la vie résout les problèmes qui déconcertent le plus l’intelligence pure. » Cette subordination de l’être à l’avoir et de l’avoir au faire fait exploser les ennuyeuses classifications psychologiques. Mais, chez William James, cette réhabilitation du corps, et des instincts débouche sur une apologie de la masculinité et des valeurs viriles de lutte et d’appropriation.
Il est significatif de voir que John Dewey, homme de gauche et néanmoins pragmatiste convaincu, consacrera tout un pan de sa réflexion personnelle à infléchir les idées de William James et de Charles S. Peirce dans une perspective qui le met, à terme, en convergence avec certaines idées de Marx. Au transcendantalisme, John Dewey oppose l’instrumentalisme ; la spécificité humaine inclut certes le langage, mais aussi l’outillage, matériel et institutionnel, par l’usage duquel les humains, dans toute la dimension historique de leurs rapports sociaux, ne cessent de travailler leur rapport au monde travail qui est l’essence même de la démocratie. Il est bien dommage que John Dewey n’ait pas connu les travaux de Lev Vygotski. Les idées de progrès et d’émancipation humaine y auraient beaucoup gagné en contenu et en efficacité.
En définitive, ce sont les possibilités inexploitées qui retiennent l’attention de quiconque prend connaissance du travail philosophique effectué aux États-Unis. Il possède une réelle originalité dans ses thèmes et dans ses méthodes. On ne saurait le réduire au simple reflet d’une société. Pour autant, les conditions spécifiques dans lesquelles il se fait, si elles lui ont permis de s’émanciper de la tradition européenne, ne l’ont pas mis à l’abri d’un certain isolationnisme.l

Jean-Michel Galano est professeur agrégé de philosophie.

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020