Entretien avec Guillaume Fondu
CC : Pouvez-vous présenter votre travail d’édition et de traduction de l’œuvre de Lukács ?
Merci d’abord pour votre intérêt puisque, comme on va y revenir, il n’est pas toujours évident de convaincre de l’intérêt de cette œuvre ! Pour commencer, il faut repartir de la situation actuelle de l’édition de Lukács. C’est un auteur qui a traversé une bonne partie du XXe siècle (il naît en 1885 et meurt en 1970) et qui s’est engagé résolument, à partir de 1917, en faveur du communisme. Méprisé par beaucoup de philosophes en raison de cet engagement, il est également resté toute sa vie assez suspect pour les autorités soviétiques. Sa célébrité a donc connu une évolution assez heurtée et malgré l’ampleur de son œuvre, il est aujourd’hui difficile de trouver ses ouvrages dans des éditions fiables, en allemand mais aussi et surtout en français. C’est pour cette raison qu’avec quelques camarades, nous avons décidé de donner à lire certains de ses textes qui nous paraissaient intéressants (Raconter ou décrire au départ). Puis les éditions critiques, à qui j’avais proposé ce travail, m’ont invité à collaborer avec Jean-Pierre Morbois qui traduisait alors le dernier grand livre de Lukács, L’Esthétique.
CC : Lukács est d’abord un théoricien de la conscience de classe. Pourriez-vous dire rapidement en quoi son analyse constitue un apport théorique majeur du marxisme ?
En effet, Lukács est encore principalement connu pour son premier grand ouvrage, Histoire et conscience de classe (1923), dans lequel il essaie de fournir au marxisme un fondement philosophique. Très schématiquement, il y explique que la conscience bourgeoise (celle dont traitent les philosophes de la tradition moderne, de Descartes à Kant), est une conscience solitaire et marquée par une forme d’impuissance à l’égard du monde qui lui fait face. D’où l’idée, moderne elle aussi, de décrire ce monde en termes de nature, c’est-à-dire de lois universelles et éternelles qui s’imposent à l’individu. On retrouve cette idée aujourd’hui avec les « lois naturelles de l’économie », la « loi du marché », etc. Or, pour Lukács, le marxisme est porteur d’une autre forme de conscience, collective et transformatrice, qui installe l’humanité dans un monde historique qu’elle peut modifier par la pratique politique. Et telle est la mission historique du prolétariat : façonner un monde véritablement humain.
« Ce n’est plus le prolétariat et l’événement révolutionnaire qui feront basculer l’humanité dans l’histoire (construire son monde) par opposition à la nature (subir des lois), mais l’appropriation graduelle de cette culture humaine universelle. »
CC : Peut-on dire qu’il s’agit là des bases de son « ontologie de l’être social » ? Et en quoi cela est-il très différent de la sociologie ?
Oui, puisqu’on entend par « ontologie sociale » la réflexion sur les modalités spécifiques des entités sociales (institutions, collectifs, etc.). Mais dans le livre qui porte ce titre, et qui est bien plus tardif, Lukács est revenu sur ses perspectives de jeunesse. Il admet avoir été un petit peu trop optimiste et presque messianique dans son approche du prolétariat. Il ne faut pas oublier que Histoire et conscience de classe est rédigé dans la suite de la révolution russe et alors qu’une vague révolutionnaire submerge l’Europe. On pouvait avoir l’impression, à cette époque, d’un véritable tournant dans l’histoire de l’humanité ! Plus tard, Lukács a reconnu que les réalités sociales avaient en réalité une pesanteur historique que l’événement révolutionnaire ne pouvait suffire à balayer d’un coup. Et il a insisté davantage sur les évolutions de long terme permises par les activités humaines sociales : le travail, la science, l’art. Lukács partage donc avec la sociologie une forme d’historicisme social : c’est par leurs pratiques collectives que les humains se constituent et se transforment. La principale différence, c’est qu’il ne renonce pas à une perspective historique globale et téléologique : l’histoire humaine est l’histoire de l’humanité qui prend peu à peu conscience de cette capacité à se construire et permet ainsi d’envisager un horizon communiste.
« Le libéralisme économique incarne pour Lukács une naturalisation de la politique – la soumission à des “lois” économiques – qui est en réalité le contraire de la politique véritable. »
CC : Pouvez-vous revenir sur le rôle de l’art dans cette prise de conscience ?
L’art joue ici un rôle central, en effet. Dès les années 1920 et 1930, constatant l’importance de la culture dans l’édification du socialisme, Lukács s’est intéressé à l’art, principalement la littérature. C’est de cette époque que datent les petits volumes que l’on a édités : Raconter ou décrire, Grandeur et décadence de l’expressionnisme et L’Antifascisme en littérature. Lukács renouait ici avec la perspective de sa prime jeunesse puisqu’il avait commencé par des travaux littéraires. Et ce qui l’intéresse ici, c’est la spécificité de la littérature, et plus précisément du roman, en tant que discours narratif, c’est-à-dire qui raconte des histoires. Contrairement à la science, qui décrit un monde statique marqué par la toute-puissance des lois, la littérature permet de donner forme à la pratique humaine puisqu’elle raconte les interactions réciproques entre des personnages et leur environnement. Tour à tour actifs et passifs, les personnages de roman et leurs péripéties sont la représentation authentique de ce qu’est la situation humaine. Or, une certaine littérature essaie, selon Lukács, de singer la science. C’est ce qu’il appelle le « naturalisme ». En enfermant l’humanité dans des déterminismes figés, la littérature perd selon lui la dimension pédagogique et exhortative qu’elle pouvait avoir pour sombrer dans une forme d’illustration paresseuse des déterminismes mis au jour par la science.
« Pour Lukács, le marxisme est porteur d’une autre forme de conscience, collective et transformatrice, qui installe l’humanité dans un monde historique qu’elle peut modifier par la pratique politique. »
CC : Donc l’art sert à manifester ce caractère historique de la vie humaine ?
Oui, d’autant que, au cours de son évolution intellectuelle, Lukács a élargi cette perspective, ce qui a débouché sur L’Esthétique. Dans cet ouvrage, il repart de cette idée des rapports entre art et science mais de manière un peu différente. Il considère désormais que l’humanité se distingue par sa capacité à produire des « objectivations », c’est-à-dire des réalités durables qui constituent peu à peu un monde humain différent de celui de la nature (sans en être indépendant, évidemment). C’est le cas des outils, des institutions, des théories scientifiques, etc. C’est aussi le cas des œuvres d’art. Mais contrairement aux théories scientifiques qui visent à décrire un monde « désanthropomorphisé », c’est-à-dire débarrassé de la présence de l’humain (ou le réduisant à des variables scientifiques parmi d’autres), les œuvres d’art manifestent aux yeux (ou aux oreilles) de leur spectateur une expérience historique cristallisé dans un tableau, une mélodie, etc. Elles sont comme la mémoire de l’humanité, et permettent aux individus nés des siècles plus tard de prendre conscience de leur appartenance à une humanité universelle définie par le partage d’une histoire commune. Lukács reprend donc en un sens le cœur de son propos dans Histoire et conscience de classe mais dans une perspective de beaucoup plus long terme : ce n’est plus le prolétariat et l’événement révolutionnaire qui feront basculer l’humanité dans l’histoire (construire son monde) par opposition à la nature (subir des lois), mais l’appropriation graduelle de cette culture humaine universelle. Mais pour ce faire, évidemment, il ne faut pas abandonner la politique, c’est-à-dire l’activité dans laquelle le collectif agit en tant que tel.
CC : Pas n’importe quelle politique j’imagine ?
En effet. Lukács est resté communiste jusqu’au bout, c’est-à-dire qu’il considère le communisme comme la seule politique véritablement humaniste. Premièrement, contrairement à toutes les formes de construction identitaire (qui peuvent avoir leur pertinence ponctuelle et relative, comme en témoigne son travail sur les cultures nationales), le communisme est une politique qui offre un horizon universel conforme à l’humanité commune théorisée par Lukács. Deuxièmement, c’est une politique qui met au centre de son programme le travail collectif, c’est-à-dire précisément cette capacité humaine à se faire créatrice, organisatrice de son environnement. Bien évidemment, Lukács est conscient des conditions « naturelles » dans lesquelles s’inscrit ce travail et de la difficulté à composer avec une nature qui nous échappe en partie. Mais il invite justement à faire la part des choses entre les réalités naturelles véritables et tous les mécanismes sociaux et économiques qui sont, eux, modifiables par la pratique collective. Le libéralisme économique, d’Histoire et conscience de classe à L’Ontologie de l’être social, incarne pour Lukács une naturalisation de la politique – la soumission à des « lois » économiques – qui est en réalité le contraire de la politique véritable. Et on pourrait ajouter aujourd’hui qu’il constitue même une forme d’inversion ontologique, en prêchant à la fois l’absence de toute alternative politique et la possibilité d’une solution technologique à tous les problèmes de l’humanité. Bref, on invente des nécessités fictives tout en oubliant les contraintes naturelles véritables.
CC : Quels sont les prochains projets éditoriaux liés à Lukács ?
La disproportion demeure criante entre l’étendue de l’œuvre et ce qui est disponible en français. Actuellement, nous réfléchissons, avec les éditions critiques, à une nouvelle traduction de La Destruction de la raison, un ouvrage dans lequel Lukács essaie de faire la généalogie intellectuelle du fascisme à travers la notion d’irrationalisme, qui s’exprime notamment dans la philosophie allemande. On peut voir dans cet ouvrage une forme de projet rival de l’histoire de la philosophie libérale, qui a voulu trouver chez Platon, Rousseau, Hegel et Marx les racines du totalitarisme. C’est un ouvrage important mais qui nécessite un gros travail éditorial pour documenter précisément les sources de Lukács et ses interlocuteurs. Il existe une ancienne édition française de ce livre mais elle est incomplète et ne fournit aucune explication de cet ordre, ce qui la rend difficile à lire près de soixante-dix ans après sa première publication.
Guillaume Fondu est philosophe. Il est docteur en philosophie de l’université Rennes 1.
Entretien réalisé par Aurélien Aramini
Cause commune n° 34 • mai/juin 2023