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A l’heure où les droites cherchent, non sans succès, à s’assurer une position dominante sur le terrain des idées, il est bon de cerner la réelle diversité de leurs approches et de leurs stratégies. Juliette Grange s’attache ici à cerner la spécificité du « néoconservatisme ».

Il est important de différencier conservatisme et néoconservatisme. Le néoconservatisme, tel qu’on le connaît depuis une vingtaine d’années aux États-Unis puis en Europe, est étranger au conservatisme au sens classique du terme. Le conservatisme new-look ou néo se présente en effet comme une rupture novatrice et non comme une conti­nuité ou un simple retour. Il accepte de s’imposer par les urnes ou via l’appareil d’État. Il se dit dynamique et producteur de transformations à venir. Certains de ses leaders sont venus du Parti démocrate aux États-Unis ou de la gauche en Europe. « Les penseurs des anti-Lumières n’ont jamais été des conservateurs, mais des révolutionnaires d’une nouvelle espèce » (Zeev Sternhell, Les Anti-Lumières, Fayard, 2006).

Le conservatisme comme valorisation de la continuité
Le conservatisme au contraire propose la pérennisation d’un ordre social, la préservation d’une continuité institutionnelle ou bien celle des usages, des mœurs, des coutumes lentement élaborées dans le passé. Si le conservatisme est l’adversaire des ruptures, par différence, le néoconservatisme impose de faire retour volontairement et brusquement à une forme supposée plénière et supérieure de vie sociale passée. Ce retour est une forme d’utopie d’un passé imaginé auquel il conviendrait de revenir. Ce passé peut être l’ordre hiérarchique d’une société différenciée, la répartition de la propriété dans une société de classes, l’autorité pédagogique ou paternelle, la ferveur religieuse de la société médiévale, l’ordre et l’autorité ou tout cela à la fois. Mais le néoconservatisme n’est pas réactionnaire ou traditionaliste, il marie à un contre-révolutionnarisme un hypertechnicisme et une doctrine économique néolibérale. Par ailleurs, une forme d’action institutionnalisée (par exemple par l’État), éventuellement coercitive, est souvent, dans l’esprit de ses défenseurs, l’instrument de ce retour à un passé imaginé en même temps que le vecteur d’une hypermodernité. Le néoconservatisme est donc contre-révolutionnaire au sens de Joseph de Maistre – même s’il n’est pas uniquement cela, alors que Edmund Burke qui peut être « qualifié de père du conservatisme » est tout à fait étranger à l’idéologie de ce mouvement.

« L’actuelle configuration de l’extrême droite en France fait apparaître clairement un néoconservatisme hexagonal (éric Zemmour, Marion Maréchal, une frange de LR,
certains cadres du RN dont Jordan Bardella) assez différent du populisme du Rassemblement national. »

Le conservatisme n’est ni passéiste ni antirationaliste, il ne souhaite pas faire retour à une tradition fixée une fois pour toutes la formule est un peu excessive, peut-être faudrait-il dire « dont les bases sont indéracinables » ou quelque chose comme cela. Il n’est donc pas un simple traditionalisme, il ne nie pas l’histoire, mais celle-ci construit lentement la common law (plus que le droit coutumier – oral), les pratiques sociales partagées. Il y a une sagesse et une raison dans cette mise en œuvre par le travail du temps. Ce n’est pas l’État ou le débat parlementaire qui fixe les normes et les lois, mais des pratiques éprouvées et propres à chaque société. Le conservatisme ainsi compris est cousin du libéralisme politique et ne s’y oppose pas (Philippe Bénéton, Le Conservatisme, PUF, 1988). C’est une prudence face au changement, surtout brusque. En effet, il cultive une sagesse et une anthropologie sceptique et suppose dangereuses les fulgurances des utopies rationnelles – qui justement sont présentes dans le néoconservatisme et en constituent pour une part l’essence – et leur préfère les formes éprouvées d’organisation, de régulation collective. Pour lui, celles qui ont montré leur valeur par l’usage sont justifiées. Il n’y a pas, par conséquent, de lois naturelles et universelles pour le conservateur (Michael Oakeshott, Du Conservatisme, Le Félin Poche, 2011). Pour Edmund Burke, l’histoire n’est pas immobile, mais elle est de fait le résultat d’une sédimentation collective progressive, lente, prudente, faite de tâtonnements que la société valide peu à peu. Edmund Burke se réfère à la tradition comme « assentiment habituel », qui remplace chez lui le contrat social. Le Parlement ou le système juridique traduisent dans la loi les lentes évolutions sociales dont ils sont les instruments. Par conséquent, Edmund Burke n’est ni réactionnaire ni passéiste, même si c’est en ne sachant pas ce qu’ils font que les hommes font le mieux ce qu’ils font.

« Le conservatisme propose la pérennisation d’un ordre social, la préservation d’une continuité institutionnelle ou bien celle des usages, des mœurs, des coutumes lentement élaborées dans le passé. »

Vouloir rendre les hommes et les sociétés meilleurs par la contre-révolution ou la révolution est dangereux aux yeux des conservateurs. « Être conservateur, c’est donc préférer le familier à l’inconnu, ce qui a été essayé à ce qui ne l’a pas été, le fait au mystère, le réel au possible, la limite au démesuré, le proche au lointain, le suffisant au surabondant, le convenable au parfait, le rire de l’instant présent à la béatitude utopique » (Michael Oakeshott, op. cit., p. 38). À noter que le père du néoconservatisme américain, Irving Kristol, a refusé de publier ce texte dans sa revue. Le conservatisme est donc sceptique, peut-être serait-il préférable de dire quelque chose comme « le concept de néoconservatisme implique… », ce qui éviterait, ici comme ailleurs, de le présenter comme une entité sui generis quant à la capacité à transformer volontairement les sociétés, alors que le néoconservatisme, intensément préoccupé de « guerre culturelle » et politique, donne aux idées et aux institutions un rôle organisateur et est le miroir de ce qu’il prétend combattre (le modernisme, le contractualisme). Par conséquent, il présente des traits contre-révolutionnaires.
Conservatisme et néoconservatisme rejettent néanmoins l’un et l’autre l’individualisme, le contractualisme, la conception abstraite des droits de l’homme, l’universalisme humaniste. Les individus ne sauraient élaborer normes et valeurs, ils les reçoivent et y souscrivent par l’éducation et l’expérience (conservatisme), elles leur sont ou doivent leur être imposées (néoconservatisme) par l’autorité (dogme, Église, État).

Un mouvement froid
Si le néoconservatisme n’est donc pas conservateur au sens classique du terme, il n’est pas non plus libéral. Il est étranger en effet au libéralisme politique de Benjamin Constant. Il mêle l’idéal hayékien d’un État fort comme instrument du libre marché à un déni des libertés des citoyens par le projet de l’instauration d’une forme de théocratisme moral. Dans la typologie de René Rémond (Les Droites en France, Aubier, 1982), le néoconservatisme, c’est-à-dire cette variété de droite à la fois réactionnaire sur le plan moral et néolibérale sur le plan économique, ne figure pas ès qualités. La classification de René Rémond est pertinente essentiellement en ce qui concerne la droite parlementaire où les familles politiques sont à la fois bien délimitées et identifiées dans un espace politique commun (au départ le dispositif de l’hémicycle). Le néoconservatisme n’est pas de même nature et ignore dans un premier temps l’arène parlementaire, c’est un « zombie » politique dont la puissance est d’autant plus grande de ce fait. Certes, les mouvements extrémistes opèrent souvent des synthèses ou brouillent les pistes. Les anticonformistes des années 1930 en sont un bon exemple (Philippe Burrin, La Dérive fasciste. Doriot, Déat, Bergery. 1933-1945, Seuil, 1986.). Bien qu’étant un mouvement « froid » se déployant hors de l’arène politique, le néoconservatisme mêle à une volonté d’avancer masqué, sur le plan des idées en général et de la culture en particulier, une ambition de conquête et d’hégémonie politique et sociale. Il souhaite imposer aux sociétés les normes, valeurs et croyances qu’il juge bonnes (en Pologne, en Hongrie, au Brésil, aux États-Unis) avec ou sans l’assentiment des populations. Il ne s’inscrit pas dans la continuité d’une tradition construite historiquement, il récuse la tolérance et le pluralisme que le conservatisme admet dans une certaine mesure. Si le néoconservatisme peut être dit autoritaire, en ce qu’il est favorable au dirigisme d’État, aux dépenses militaires, à un nationalisme coercitif, ce n’est pas le cas du conservatisme.

« Le néoconservatisme a pour caractéristique, des deux côtés de l’Atlantique, d’accorder un rôle politique et social important aux religions constituées. »

Si le conservatisme est une certaine conception de la nature de la vie sociale et de son harmonie historiquement élaborée, le néoconservatisme illustre bien la contradiction dans son néologisme même, et sa définition et ses modes d’expression sont d’une tout autre nature. Depuis les années 1970 c’est une mouvance invisible mais idéologiquement très influente aux États-Unis ; il se ralliera à Ronald Reagan et au Parti républicain. Il se définit par ce qu’il rejette (relativisme moral, droits de l’Homme, séparation des pouvoirs, justice sociale, laïcité, individualisme, abolition de la peine de mort, droit international). Il n’est pas fortement théorisé, même si le philosophe Leo Strauss est souvent cité, sa philosophie n’est pas réellement commentée. Friedrich Hayek et Ayn Rand font partie des références.

« Si le conservatisme est l’adversaire des ruptures, par différence, le néoconservatisme impose de faire retour volontairement et brusquement à une forme supposée plénière et supérieure de vie sociale passée. »

L’un de ses théoriciens, Irving Kristol, précise qu’il s’agit moins avec le néoconservatisme d’un mouvement politique ou d’une doctrine cohérente, que d’une sensibilité dont l’expression s’initie dans un groupe de personnes, « un groupe peu nombreux, plus solidaire que structuré, suffisamment bien organisé pour contrôler quelques think tanks, ces groupes de réflexion à cheval entre la fondation et l’université, et pour placer quelques amis à des postes stratégiques dans le gouvernement et l’administration » (Alain Frachon, Daniel Vernet, L’Amérique messianique, Seuil, 2004). Le Tea Party puis le trumpisme en sont en partie issus. Le néoconservatisme se rattache néanmoins à la droite extrême par le rejet virulent de la démocratie, de l’égalité homme/femme et par son anti-universalisme. En France, Alain Finkielkraut, Pierre Manent, Rémi Brague, Michel Houellebecq, une nébuleuse de journalistes (Valeurs actuelles, Le Point, CNews, C8…) participent d’une transcription européenne plus intellectuelle, moins militariste, mais avançant tout autant masquée.

« Si le néoconservatisme peut être dit autoritaire, en ce qu’il est favorable au dirigisme d’État, aux dépenses militaires, à un nationalisme coercitif, ce n’est pas le cas du conservatisme. »

L’instrumentalisation du religieux
Le néoconservatisme a pour caractéristique, des deux côtés de l’Atlantique, d’accorder un rôle politique et social important aux religions constituées. Si ce rôle est conçu de manière assez différente aux États-Unis, ou en général en Amérique du Nord, et en France, l’affirmation de la nécessité de l’intervention de la religion dans les affaires publiques est le point important. La nécessaire reconnaissance et l’influence politique et sociale des religions sont également revendiquées dans les deux cas, même si en France elle aboutit à la seule reconnaissance de l’Église catholique. Comme le dit Zeev Sternhell, il s’agit d’amener à considérer désormais que les questions vitales pour les sociétés occidentales ne sont pas l’inégalité économique ou la justice sociale, mais l’ordre moral ou religieux. Il conviendrait de « remoraliser » la société et de combattre le relativisme en redonnant aux religions un rôle social central.
L’État est envisagé comme l’instrument privilégié de cette remoralisation, de cette reconfessionnalisation postséculière. Plus précisément, l’État néoconservateur est une structure visant à détruire volontairement l’État Providence, la justice sociale et l’égalité des droits. Le rôle redistributeur et la solidarité mise en œuvre par l’État moderne sont destinés à être remplacés par la charité interindividuelle ou via des associations confessionnelles, et des politiques compassionnelles favorisées par l’État lui-même (en direction de victimes ou de publics ciblés). L’État peut aussi intervenir par la censure, la pénalisation de mœurs ou de pratiques désapprouvées par la morale religieuse. Certains groupes néoconservateurs supposent possible par exemple de rétablir dans la loi le délit de blasphème. « L’affirmation publique de la moralisation du pouvoir d’État dans le domaine de la politique intérieure et internationale est ce qui distingue le néoconservatisme de l’ancien conservatisme […]. À la différence de son prédécesseur, il est animé par une volonté de puissance publiquement avouée, par une colère face au déclin et à l’émiettement de la morale dans le monde occidental […] » (Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale, éditions Amsterdam, 2007).
L’actuelle configuration de l’extrême droite en France fait apparaître clairement un néoconservatisme hexagonal (éric Zemmour, Marion Maréchal, une frange de LR, certains cadres du RN dont Jordan Bardella) assez différent du populisme du Rassemblement national. Il s’agit d’une déclinaison du néoconservatisme américain au sens large (États-Unis, Brésil) accommodée au contexte européen.

Juliette Grange est philosophe. Elle est professeur à l’université François-Rabelais de Tours.

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023