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À la suite de l’examen des projets de loi sécurité globale et de la loi confortant le respect des principes de la République (loi dite « séparatisme ») au parlement, Pierre Ouzoulias, sénateur PCF des Hauts-de-Seine, revient sur les dérives autoritaires du gouvernement et analyse le démantèlement des lois relatives aux libertés de la presse, universitaires et religieuses, fondement des principes républicains de la France.

Propos recueillis par Ségolène Mathieu

Le 29 mars dernier, les parlementaires ont trouvé un accord sur la loi « sécurité globale ». Le Sénat a modifié l’article 24 relatif à la liberté de la presse. Malgré ça, cette loi, dénoncée par la gauche et les citoyens, reste problématique. Quelle analyse en faites-vous ?
Le gouvernement de Macron doit être compris dans le grand mouvement qui concerne toute l’Europe et qui fait qu’aujourd’hui il y a des restrictions aux libertés fondamentales, organisées par tous les États européens. À ce titre, je ne fais pas de différence entre la France, la Hongrie, la Pologne, etc. Le grand paradoxe de la situation, c’est que plus les États progressent dans un néolibéralisme économique, plus ils ont besoin d’un État fort pour imposer ces règles aux peuples. Ils utilisent tous les moyens, notamment ceux offerts par le numérique pour organiser un contrôle généralisé des populations.

La loi sur les principes de la République, dite « loi sur le séparatisme », est censée lutter contre le séparatisme mais ne crée-t-elle pas justement de la division au sein de la société ?
À propos du terme « séparatisme », j’ai rappelé plusieurs fois dans l’hémicycle que séparatistes, c’est le nom que se donnaient les défenseurs de la séparation de l’Église et de l’État en 1905. Il y a là une forme d’abus de langage, de renversement total de l’ordre des valeurs qui font qu’aujourd’hui on applique ce terme à ceux contre lesquels la loi est censée lutter. Les vrais séparatistes, ce sont les républicains, ceux qui souhaitent une application stricte de la loi de 1905 dans ce qu’elle a d’essentiel : l’état ne reconnaît aucun culte, il ne salarie et ne subventionne aucun culte. Notre groupe au Sénat a défendu le séparatisme de la loi de 1905. C’est une loi fondamentale, une loi de liberté, qui permet à chacun, quelle que soit sa religion, ou son absence de religion, de vivre en plein exercice sa liberté de conscience.

« Pour mieux nous opposer à la droite et au gouvernement, il faut que nous fassions un travail de réappropriation de nos bases idéologiques et d’explication de ces bases. »

Cette idée-force est retournée par certains, notamment à droite et aussi par le gouvernement pour en faire un instrument au service de ce que j’ai appelé une tentation néoconcordataire, c’est-à-dire une reprise en main assez autoritaire de l’exercice des cultes par toutes les religions. Bien sûr, l’une d’entre elles est particulièrement visée, c’est évident, mais la loi de 1905 fait que, quand on vise une religion, on est obligé de s’attaquer à toutes les religions. Les Églises chrétiennes ont réagi vigoureusement contre ce projet de loi. Elles sentent que s’y nichent des obstructions à l’exercice de leurs cultes, ce qui est totalement contraire à la loi de 1905. Dans l’hémicycle, nous avons défendu la loi de 1905, c’est-à-dire une loi qui garantit la liberté de croire ou de ne pas croire et la liberté d’exercice de culte, contre le gouvernement et contre la droite. La droite, qui s’est toujours présentée en défenseure de la liberté religieuse, est paradoxalement contre les intérêts de la religion catholique, elle accepte une mise sous tutelle générale des religions par le gouvernement.
Au-delà des attaques sur une religion dont on considère qu’elle ne pourrait pas être assimilable par la République, ce qui est contraire à la loi de 1905, puisque celle-ci dit que l’État est neutre par rapport aux religions, cela signifie qu’aucune religion ne pourrait, par essence, être contraire aux principes de la République. C’est ce qui permet de fonder une liberté de conscience car la citoyenneté repose sur autre chose que l’appartenance à une religion, une ethnie ou des références culturelles. Nous considérons que la République repose sur la citoyenneté, c’est-à-dire la participation directe de chaque citoyen et citoyenne aux affaires publiques, sans qu’il y ait d’intermédiaire, religieux ou autre, entre le citoyen et la République. C’est la grande force de la Révolution de 1789 d’avoir donné une liberté totale du citoyen dans sa participation à la chose publique. Si, maintenant, on dit que, parce qu’ils ont une religion qu’on considère comme incompatible avec la République, un certain nombre de nos concitoyens ne peuvent pas participer de façon « normale » à l’activité de la cité, il y a, là, une régression terrifiante.

Les étudiants sont particulièrement touchés par la crise sanitaire. Pendant ce temps, le Sénat vote l’interdiction des prières dans l’enceinte des universités. Quelle est votre réaction face à cela ?
Les franchises dont bénéficient les universités françaises remonte au début du XIIIe siècle. En 1231, une bulle papale met un terme à deux ans de grève des étudiants et accorde à l’université de la Sorbonne un privilège absolu sur la façon dont sont organisés les cours, dont sont sanctionnés les diplômes et aussi sur la façon dont les forces de l’ordre peuvent intervenir à l’intérieur des universités. La Sorbonne est l’une des premières à bénéficier des franchises universitaires qui permettent le jugement par les pairs et l’organisation autonome. C’est quelque chose qui est fondamental et fondateur de l’université telle qu’on la connaît aujourd’hui. J’ai dénoncé le fait que le gouvernement revenait sur ces franchises en mettant sous tutelle les universités, c’est-à-dire en considérant par principe qu’elles n’étaient pas légitimes à organiser l’ordre public en leur sein, jetant ainsi la suspicion même sur les présidents d’université. J’ai entendu mes collègues dire que les représentants des universités étaient dans le déni et ne voulaient pas voir des faits graves et contraires à la laïcité et que c’était pour cette raison qu’il fallait les mettre sous tutelle. Ce que nous ont dit les représentants des présidents d’université, c’est que certes il y avait ponctuellement des formes d’incivisme liées à des revendications religieuses ou identitaires mais qu’ils avaient dans leurs règlements intérieurs, dans leur façon de fonctionner, les moyens d’y mettre fin, de les contrôler, et de punir si c’était nécessaire. Ils ne demandaient absolument pas qu’il y ait un renforcement de la législation sur ces points.

« Nous continuons à défendre une université laïque, républicaine, indépendante, libre dans ses formes d’exception et au service de l’émancipation humaine. »

Malgré cela, le gouvernement – et la droite – ne les a pas entendus et leur a imposé une forme de mise sous tutelle au nom des valeurs républicaines, alors que c’est la droite qui a démantelé le service public de l’université et continuera de le faire sur le modèle anglo-saxon, c’est-à-dire de la transformer en entreprise. Leur modèle est foncièrement antirépublicain. Il y a une forme de rhétorique, de mélange, qui fait que ceux qui se présentent comme les défenseurs d’une université républicaine sont ceux qui sont en train de démanteler le service public sur lequel repose notre université dans la tradition française. Aujourd’hui, l’université est menacée par des réformes néolibérales, défendues à la fois par la droite et par le gouvernement. Quant à nous, nous continuons à défendre une université laïque, républicaine, indépendante, libre dans ses formes d’exception et au service de l’émancipation humaine.

Dénoncés par les universitaires et le monde académique, les propos de la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, sur le supposé « islamo-gauchisme » qui gangrènerait l’université révèlent une vision violente de l’université et particulièrement des sciences sociales. Qu’en pensez-vous ?
Il y a plusieurs choses, d’abord l’idée de plus en plus affirmée selon laquelle l’université doit avoir des objectifs strictement utilitaristes, c’est-à-dire qu’elle doit former des futurs salariés. Elle doit donc totalement adapter ses cursus, sa pédagogie aux besoins du marché de l’emploi. Et dans ce cadre-là, mettre de l’argent dans les sciences humaines, c’est parfaitement inutile, ça ne sert à rien. C’est même donner de l’argent à des gens qu’on suspecte, parce qu’ils représentent une forme de pensée, de critique, de remise en question de dogmes de moins en moins supportables par des personnes qui, justement, défendent une reprise en main autoritaire de la société. Le gouvernement actuel n’a pas montré sa volonté de défendre les sciences humaines et sociales (SHS). Bien au contraire, dans les coupes que le gouvernement organise aujourd’hui, les disciplines les plus durement touchées, ce sont les SHS.

« Plus les États progressent dans un néolibéralisme économique, plus ils ont besoin d’un État fort pour imposer ces règles aux peuples. »

Sur le concept « d’islamo-gauchisme », on nous parle beaucoup de l’importation en France d’idées qui fleurissent sur des campus américains. Elles prônent une sorte de relativisme général et considèrent que, finalement, ce qui compte, c’est l’identité propre des individus, qui ramène l’ensemble des relations sociales à ce qui constitue l’identité de chacun en dehors de toutes relations sociales et économiques. Ces idées on les connaît, elles viennent, notamment, d’une certaine forme de pensée qui est celle de Michel Foucault, pour ne citer que lui. Elles sont à la base du libéralisme économique : c’est-à-dire qu’elles réduisent l’individu à sa dimension strictement personnelle et considérent finalement que la société n’existe pas. Elles sont présentes dans une forme de domination de la pensée en France par les idées du libéralisme, qu’il soit économique ou intellectuel. Ce que dénonce Frédérique Vidal, c’est ce qui lui sert à la réformation libérale de l’université. Si on fait le bilan, l’analyse idéologique forte de ce qu’il se passe, Madame Vidal dénonce des idées qui aujourd’hui inspirent totalement sa politique. Nous, nous pensons en marxistes : on ne peut pas comprendre l’individu en dehors des liens économiques et sociaux qu’il a avec l’ensemble de la société. On a besoin d’une pensée qui réintègre l’individu dans tous ses rapports économiques, cela reste fondamental. Il faut revenir à un combat idéologique qui est simple et ancien : l’opposition entre une vision très libérale des individus, toquevillienne pour faire simple, et notre vision à nous, qui est une vision marxiste, où on ne peut pas considérer les individus en dehors des relations socio-économiques. Tout le reste c’est de l’enfumage. Il faut revenir sur ce combat structurant, qui fait qu’à un moment donné on arrive à comprendre qui est quoi et dans quel camp on se place. Sur la base de nos idées-forces, il faut rassembler plus largement un arc républicain qui considère que nous devons porter collectivement un projet de transformation de la société, d’émancipation humaine, qui ne se réduit pas à la juxtaposition de projets individuels. Or la macronie, c’est survaloriser le projet individuel : « Si tu veux un costard, tu travailles, si tu veux travailler, tu traverses la route. » C’est celui qui est développé au sein de l’université avec Parcoursup, etc. Ce courant tend à devenir dominant au sein de l’université, c’est regrettable ; je ne le taxe pas d’« islamo-gauchisme » mais de libéralisme. Ce que nous défendons, nous, c’est un projet émancipateur collectif. Il faut donc revenir à cette vision d’un projet porté par un ensemble de citoyens avec un but. Là-dessus, nous pouvons rassembler largement le camp de ceux qui ne se reconnaissent pas dans le démantèlement libéral de la République. Si on le dit comme ça, les choses deviennent plus claires.

La proposition du code de la justice pénale des mineurs, qui a vocation à remplacer l’ordonnance de 1945, est vivement critiquée par la gauche et les parlementaires de gauche. Quels sont les risques d’une telle modification ?
En 1945, ce qui est fondamental, c’est qu’on considère – et ça rejoint des éléments sur l’enseignement à la maison – qu’il y a un devoir fort de l’État vis-à-vis de l’enfant et qu’il a des prérogatives qui l’obligent à prendre en compte les droits des enfants. C’est une obligation d’instruction, plus que de répression ou de punition : par l’éducation, remettre l’enfant dans le droit chemin, pour dire les choses simplement. Le système gouvernemental actuel est purement répressif, il considère qu’il n’y a pas de différence entre le mineur et le majeur et qu’il faut les traiter de la même façon. C’est l’extension des formes de justice répressive à une catégorie de la population : les mineurs. En 1945, on considérait qu’ils avaient un statut particulier, justement du fait de leur minorité ; ce qui est en cours, c’est la négation de cela. Ce que nous avons défendu dans la loi confortant le respect des principes de la République, c’est l’idée simple et essentielle qui vient de Condorcet en 1793, puis de Ferdinand Buisson après : l’État a des obligations particulières pour que chaque enfant ait un accès libre au droit à l’éducation. Ce qui lui permet de mettre en place des systèmes de contrôle, d’autorisation de toutes les formes d’instruction : en famille, telle qu’elle est délivrée par les écoles hors contrat, les écoles sous contrat et bien évidemment dans l’école publique.

« Dans l’hémicycle, nous avons défendu la loi de 1905 : c’est-à-dire une loi qui garantit la liberté de croire ou de ne pas croire et la liberté d’exercice de culte. »

Nous avons été les seuls dans l’hémicycle à avoir eu cette cohérence forte, en considérant que la nation apprenante est la base du pacte républicain. C’est l’obligation donnée à l’État, parfois contre les familles, de donner à chaque enfant les mêmes droits à l’instruction. Pour les mêmes raisons que sur la justice des enfants, la droite considérait que ce qu’il fallait défendre, c’était la primauté des droits de la famille sur l’enfant. Sur cette question, la coupure idéologique avec la droite est particulièment forte. Ce que nous défendons, c’est ce qu’on défend depuis 1789, et ce que la droite défend, c’est une forme de liberté de l’enseignement absolue, qui finalement dépossède l’État de sa capacité à prendre en charge l’instruction de la nation.

Ce triptyque législatif laisse entrevoir un changement de modèle sociétal au niveau de la justice, de la sécurité et de la religion du pays.Quelle est votre opinionsur les plans de l’exécutif ?
Je pense que ces lois doivent être comprises comme éléments de tout le mouvement liberticide, tel que je l’ai dit au début. Toutes ces lois, mises en place par le gouvernement depuis qu’il est au pouvoir, s’intègrent dans un processus général. Plus cette société avance dans le sens d’une réforme libérale de l’économie, plus elle a besoin de contrôler l’activité des individus. Quand on défend toutes les libertés individuelles, on accepte aussi de considérer que l’économie ne peut pas être un exercice complètement isolé, parce que, bien évidemment, il y a des conséquences sociales sur les libertés individuelles des pratiques économiques. Si on défend la République dans ces cas-là on s’impose l’obligation d’une régulation sociale des pratiques économiques. C’est ce qui nous sépare radicalement des libéraux. Macron a été élu sur une promesse de liberté, d’émancipation pour les individus, de libération des énergies… Il a très vite montré que son projet économique libéral aboutissait aux mêmes apories que celles que nous dénonçons en Pologne, en Hongrie et ailleurs.

« Il y a une forme de rhétorique, de mélange, qui fait que ceux qui se présentent comme les défenseurs d’une université républicaine sont ceux qui sont en train de démanteler le service public sur lequel repose notre université dans la tradition française. »

Finalement, quand on fera le bilan de sa mandature, on s’apercevra que toutes les libertés individuelles ont été touchées et singulièrement toutes celles qui ont été mises en place par la République à la fin XIXe et au début du XXe siècle : liberté de la presse, d’association, de cons­cience… On nous présente cette loi comme visant au renforcement des principes de la République, alors qu’elle a été conçue par l’un des gouvernements qui a, sans doute, le plus mis en cause ces principes.
Ce qui est essentiel dans le combat idéologique du moment, au-delà des polémiques, des instrumentalisations, c’est de systématiquement revenir sur des oppositions idéologiques fortes. Contrairement à tout ce qu’on nous dit, le clivage gauche-droite est toujours là. Il est fondamental dans l’opposition entre la démocratie libérale et la république sociale. Il faut simplement faire le travail intellectuel d’une compréhension forte des positions idéologiques des uns et des autres pour revenir à ce qui constitue l’essentiel de notre combat politique. Pour mieux nous opposer à la droite et au gouvernement, il faut que nous fassions un travail de réappropriation de nos bases idéologiques et d’explication de ces bases.

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021