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Rare bonne nouvelle en ce premier semestre 2022 : le livre se porte bien. Les ventes augmentent (+ 20 % l’an passé par rapport à 2020), le livre de poche explose. On ne peut que se féliciter de voir nos concitoyens lire plus, pour vivre plus.

En même temps, nous pouvons aussi regarder certains détails de cette activité. Chaque début d’année, par exemple, est publié le palmarès Le Figaro littéraire/GfK. On constate une extrême concentration des très grosses ventes sur une dizaine de titres. Dix auteurs et autrices (cinq hommes, cinq femmes) représentent 20 % des « ventes réalisées en fiction française et francophone, en volume ». Ils/elles vendent à eux dix un exemplaire sur cinq. Soit 7,3 millions d’exemplaires (et plus de 87 millions de chiffre d’affaires). Guillaume Musso (1,3 million d’exemplaires par an) est ainsi en tête des ventes depuis plus de dix ans (rappelons qu’un auteur/une autrice qui vend à plusieurs milliers d’exemplaires est généralement bien content de son sort, et que chaque année sort plus d’un millier de romans, entre les deux rentrées littéraires, celle de l’automne et celle de l’hiver). Dans ce groupe de dix, on trouve des auteurs de polars (comme Franck Thilliez), les autrices Virginie Grimaldi, Valérie Perrin, Mélissa Da Costa, Marie-Bernadette Dupuy et Aurélie Valognes. Pour l’essentiel, elles font dans la fiction « positive », un registre qu’on appelle souvent le  feel good book , que certains définissent comme « une tendance littéraire réjouissante » ou encore comme « des livres qui font du bien ». Pourquoi pas ? Il n’y a pas de mal à se faire du bien, singulièrement en ces temps d’incertitude, de rudesse, d’agressivité, où le besoin de consolation est immense.

Un nouveau genre : les livres dits « de développement personnel »
On voudrait aussi attirer l’attention sur un autre courant « littéraire », les livres dits « de développement personnel » ou DP pour les intimes. Développement personnel : l’expression peut s’entendre de façon sympathique. Des psychiatres parlent par exemple d’empowerment  traduit par autonomisation, « l’octroi de davantage de pouvoir à des individus ou à des groupes pour agir sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques auxquelles ils sont confrontés ». Mais avec la mode DP, il s’agit d’autre chose. C’est le genre de manuels qui s’intitulent Savoir s’aimer, Mieux vivre avec soi, Être heureux au travail, Réussir sa vie, Retrouver la confiance en soi ; ou encore des séries comme « La vie commence à 60 ans » (avec des variantes : à 70 ans, à 80 ans, etc.) Ce genre de textes connaît un succès remarqué. Ce n’est certes pas tout à fait nouveau, on pense à la vague New Age, aux babas des années 1970, à certaines méthodes de coaching et de management en entreprise.

« Jouant sur un certain discrédit du collectif (en passant par la crise de la politique), ces textes sont souvent des pièges qui isolent le lecteur, ajoutant de l’enfermement à l’enfermement. »

Des ouvrages au contenu incongru ont connu d’étonnantes réussites. Les Quatre Accords toltèques de Miguel Ruiz s’est vendu à deux millions d’exemplaires. L’éditeur le présentait ainsi : « Don Miguel révèle ici la source des croyances limitatrices qui nous privent de joie et créent des souffrances inutiles. Il montre en des termes très simples comment on peut se libérer du conditionnement collectif afin de retrouver la dimension d’amour inconditionnel qui est à notre origine. » C’est aussi le cas du Pouvoir du moment présent d’Eckhart Tolle, qui promet d’accéder à « un état de grâce, de légèreté et de bien-être » (trois millions d’exemplaires vendus).
Le phénomène n’est donc pas nouveau mais avec la crise sanitaire, les confinements à répétition, ce genre a repris de la vigueur, la production de ces ouvrages a littéralement bondi. Une nouvelle vague d’auteurs/autrices se présente non plus comme des gourous mais comme de simples témoins qui dans leur vie quotidienne ont trouvé la voie pour dépasser les difficultés, s’épanouir. Ils ou elles ne font pas la leçon, ils ou elles parlent de leur vécu.

Exemple : Natacha Calestrémé avec La Clé de votre énergie, un pensum de trois cents pages où il est question de « réactiver votre potentiel et enfin retrouver votre pleine énergie ». Chômage ? ménopause ? maladie ? âge ? divorce ? Pour affronter ces crises, sachez « réactiver votre potentiel », dit-elle… À peine sorti, le livre atteignait les deux cent cinquante mille exemplaires ; l’autrice était très présente sur les réseaux sociaux, on a pu la voir sur France 2 dans Ça commence aujourd’hui. Existe aussi toute une gamme d’ouvrages sur le thème : comment devenir riche rapidement. Là on passe à l’arnaque classique.

Avec le DP, on flirte avec le charlatanisme et la manipulation (selon des méthodes d’ailleurs utilisées à longueur de temps par la publicité) ; ce genre de littérature n’est pas loin de l’ésotérisme, de la pensée magique. Natacha Calestrémé assure ainsi avoir « retrouvé la sérénité grâce à 22 protocoles, confiés par des chamanes et autres guérisseurs », ce qui lui a aussi permis de « rompre avec les ancêtres ». Jouant sur un certain discrédit du collectif (en passant par la crise de la politique), ces textes sont souvent des pièges qui isolent le lecteur, ajoutant de l’enfermement à l’enfermement.


Antisociologisme

Avec le développement personnel, fini le sociologisme. Vous n’êtes pas le produit de votre passé ni de votre milieu. « L’important n’est pas ce qu’on a fait de moi, mais ce que je fais moi-même de ce qu’on a fait de moi », énonce Serge Ginger, praticien de la Gestalt-thérapie en France. Cette citation est tirée d’un remarquable petit ouvrage, le meilleur sur le sujet, dans lequel le philosophe Michel Lacroix analyse avec rigueur le phénomène du DP (Le Développement personnel, Flammarion) et son antisociologisme, selon lequel « il est donc vain d’instruire le procès de la famille ou de la société. La non-réalisation de soi ne dépend pas de l’environnement, mais du film qui se déroule dans la conscience ». Michel Lacroix raconte une anecdote édifiante. Aux États-Unis, Anthony Robbins, l’un des maîtres de la programmation neurolinguistique (PNL) et du chamanisme, convia un clochard devant son auditoire lors d’un séminaire de DP. Le pauvre homme raconta par quel enchaînement de malheurs il en était arrivé là. Robbins rétorqua : « Vous avez tiré des conclusions négatives de ce qui vous arrivait, mais il ne tenait qu’à vous d’interpréter la situation familiale d’une façon différente. » Verdict de Robbins, conclut Lacroix : ce clochard a choisi sa déchéance. Il est totalement responsable de son destin. Comme moi. Comme vous.

Extraits de « Enquête sur le DP », in Psychothérapie et vigilance.

Cause commune • mars/avril 2022