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L'humoriste Gad Elmaleh, pour avoir présenté comme ses créations propres ce qui n’étaient que des traductions de sketches états-uniens, est devenu bien malgré lui le symbole de cette piteuse maladie : le larcin des productions made in USA. Évidemment, dans le domaine qui est le sien, cela ne prête pas à de très lourdes conséquences politiques et sociales (quoique…).
Pour n’être pas toute nouvelle, l’influence états-unienne n’en continue pas moins de s’amplifier en France, bien au-delà des rangs des humoristes plagiaires. On pourrait bien sûr parler de toutes les mesures prises par les structures états-uniennes (d’État ou privées) dans toutes les directions : industries, média, banlieues populaires, hommes politiques, religions… Bien que ces sujets soient moins souvent abordés que ceux relatifs aux politiques d’influence d’autres puissances, ce n’est pas ce domaine qu’on voudrait rapidement évoquer mais bien plutôt les conséquences, quasi involontaires, de l’hégémonie états-unienne en France.

« Comment voulez-vous penser les questions “raciales” dans le monde entier en partant des seules réflexions états-uniennes, naïvement transposées dans des pays aux histoires et configurations bien différentes ? »

Je ne prendrai qu’un exemple. Dans le monde académique, et dans celui de l’histoire que je connais le moins mal – mais mon sentiment est que cela vaut bien au-delà de cette discipline –, une évolution assez marquée frappe les esprits si on compare la situation présente avec celle d’il y a cent ou même soixante ans. L’anglais s’est imposé comme la lingua franca des historiens de bien des pays du monde et notamment de la France. Heureuse nouvelle, dira-t-on : les historiens peuvent enfin se parler à ample échelle et dépasser ainsi les étroites frontières nationales, pour le plus grand bien d’un savoir qui n’a que faire de nos limites idiomatiques. Sans doute mais le monde des historiens n’avait pas attendu l’intronisation de l’anglais pour se jouer des frontières. Quel historien sérieux de l’Antiquité ne parlait pas allemand, il y a cent ans ? Il n’est que de lire les ouvrages et leurs notes de bas de page, les comptes rendus dans les revues pour voir de l’italien (et pas seulement pour les historiens de l’Italie), de l’allemand (et pas seulement pour les historiens de l’Allemagne) voire du russe ou de l’espagnol… Qu’en est-il aujourd’hui ? Évidemment, il faudrait une étude serrée mais tout laisse à penser que cette diversité des langues autres que le français s’est proprement effondrée au bénéfice du seul anglais. Le phénomène n’est assurément pas réservé à la France et cela a pour conséquence aussi ce qu’il faut bien appeler une marginalisation relative des historiens français à l’échelle internationale. Jean-François Sirinelli écrivait il y a quelques années un opuscule intitulé « L’Histoire est-elle encore française ? » dans lequel il rappelait la centralité acquise par l’école historique tricolore de longues décennies durant. Parmi les raisons du caractère incontestablement négatif qu’il faut apporter à cette question, il y a bien sûr le déclin de la maîtrise du français parmi les historiens des autres pays.

« Quand un PC (en France, en Italie, en République tchèque...) rassemble de très nombreux adhérents et électeurs, cela ne va pas sans laisser des traces dans la culture même de ce pays, ses références, ses traditions de pensée... »

Mais laissons cela et revenons en France pour éviter, nous éloignant trop de ce que nous connaissons un peu, de tenir trop de propos approximatifs… Quelles conséquences, en France, de cette domination de l’anglais comme langue étrangère quasi-exclusive, hors spécialistes de telle ou telle région du monde, parmi les historiens français ? D’abord, incontestablement, un affaiblissement de la connaissance collective des historiographies internationales. L’anglais a ouvert un certain accès aux riches et nombreuses historiographies anglophones… mais rien qu’à elles ou, plus précisément, à elles et à toutes celles des autres pays qui parviennent à y entrer, plus ou moins, par traduction et, si je puis dire, sur invitation. Ensuite, et c’est au moins aussi important, les historiens en viennent à penser, tendanciellement, par rapport aux débats tels qu’ils apparaissent dans les revues de langue anglaise. Celles-ci ont acquis une centralité désormais incontestée et leurs débats sont nos débats à tous. Pour le meilleur, dans bien des cas, car l’anglais est la langue maternelle de grands et brillants historiens, de grandes et brillantes historiennes. Peut-être aussi pour le pire, malgré tout. En quoi ? Parce que les États-Unis (cœur du cœur de cette géographie des savoirs) sont un pays bien singulier. Ne prenons qu’un exemple : il s’agit d’un pays d’esclavagisme de masse, réalité vécue au quotidien pour des millions de personnes en longue durée : des millions d’esclaves et des millions de non-esclaves vivant à leur contact, grandissant en apprenant que ces gens-là ne valent rien et se comportant avec eux en conséquence. Et tout cela, à portée de main et de fraîche mémoire. Pensez au grand Paul Robeson, l’immense chanteur et comédien qui illumina, entre autres scènes mondiales, bien des fêtes de l’Huma. Vous l’avez peut-être vu, ou vos parents ou grands-parents. Paul Robeson, mort il y a moins de 50 ans : son père était né esclave ! Voilà un lourd pan de l’histoire états-unienne qui façonne profondément des mentalités singulières. Comment voulez-vous, par exemple, penser les questions « raciales » dans le monde entier en partant des seules réflexions états-uniennes, naïvement transposées dans des pays aux histoires et configurations bien différentes ?
À ces bases bien matérielles et tragiquement concrètes, ajoutons les traditions idéologiques. Les pensées libérales me semblent avoir une place beaucoup plus importante dans les traditions de pensée – ce que tout le monde a étudié et connaît un peu, qu’il y adhère ou non – états-uniennes que celles des Lumières francophones façon Rousseau ou Diderot. Bien sûr, il y a de grands penseurs progressistes états-uniens (de W.E.B. Du Bois à Frederic Jameson en passant par tant d’autres…) mais je ne crois pas qu’ils aient, aux États-Unis, la place centrale qu’un Rousseau voire qu’un Sartre peuvent avoir dans la formation banale d’un citoyen français. Faut-il rappeler, enfin, sur le plan politique, la marginalité des communistes aux États-Unis ? Quand un PC (en France, en Italie, en République tchèque…) rassemble de très nombreux adhérents et électeurs, cela ne va pas sans laisser des traces dans la culture même de ce pays, ses références, ses traditions de pensée… Au total (si je puis dire après cette si partielle esquisse), comment penser que ces caractéristiques états-uniennes puissent être sans conséquences sur le rapport à l’universel, au collectif, à l’individu, à la « race » et autres petites questions de ce genre… ?
Résumons : l’hégémonie de la langue anglaise dans le monde académique français des historiens (et au-delà, bien sûr) construit une centralité des auteurs et revues anglophones et, singulièrement, états-uniens. Ceux-ci, comme tout un chacun, sont inscrits dans une histoire, des traditions de pensée qui ne sont nullement neutres ni directement universalisables. Or leur centralité entraîne un glissement vers des objets de pensée et des manières de pensée dont l’importation telle quelle n’est pas sans enjeux lourds.

« Si les élaborations théoriques contemporaines se forment à une distance croissante de Rousseau mais toujours plus près de penseurs anglophones comme Bentham ou Dewey, voilà qui ne peut être anodin au plan politique. »

Arrivés là, vous me direz que tout cela est bien gentil mais que, somme toute, c’est un peu comme Gad Elmaleh : ça ne prête pas à de lourdes conséquences politiques et sociales pour le plus grand nombre… Voilà qui n’est pas certain, pourtant, car, n’en déplaise à ceux qui prétendent faire de la politique sans « idéologie », et d’une façon « pragmatique », politique et théorie ont partie liée. Intimement. Si les élaborations théoriques contemporaines se forment à une distance croissante de Rousseau mais toujours plus près de penseurs anglophones comme Bentham ou Dewey, voilà qui ne peut être anodin au plan politique. Il faudrait nuancer un peu car, héritage d’empire peut-être, les universitaires français, me semble-t-il, lisent tout de même surtout… le français. Reste que vous connaissez déjà le contexte : même les nationalistes français qui n’ont que la « France » à la bouche et prétendent être les gardiens de ses « traditions éternelles », en viennent à vouloir importer le nationalisme… états-unien ! Je vous renvoie aux yeux éperdus d’amour des Le Pen pour Steve Bannon ou à cette idée macronienne si saugrenue d’installer des drapeaux français dans toutes les salles de classe ! Comment ne pas voir, non plus, à gauche, les fascinations d’états-majors politiques pour tel leader démocrate ou tel penseur radical états-unien ?
Tous anti-américains et boycott général ? Surtout pas ! Jamais ! Ce serait folie et absurdité. Mais puissions-nous ne pas lâcher les figures progressistes des traditions de pensée françaises et nous tourner vers ce qui se pense et se construit de riche et de stimulant, aux États-Unis bien sûr, mais aussi partout ailleurs. Sans transposition naïve, car l’analyse concrète de la situation concrète, dans ses irréductibles singularités, conserve sans doute quelque intérêt… Et puis, rappelons-nous que devant les impasses d’une stratégie marchant d’un même pas à l’échelle mondiale, Thorez, Togliatti et d’autres avaient souligné l’enjeu des voies nationales. Une leçon qu’il ne faudrait peut-être pas brader trop vite…
Bref, si on devait achever un peu trivialement, disons peut-être : pas de frontières pour la pensée ni pour l’action ; mollo sur l’importation pure et simple ; niet à la division internationale du travail théorique.

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019