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L ’affaire est entendue : les petits boursicoteurs qui nous gouvernent sont de plain-pied dans la modernité et leurs contempteurs, grands enfants nostalgiques, rêvassent enfermés dans des temps révolus. Il est pourtant frappant de constater, mutatis mutandis, le développement dans notre monde capitaliste néolibéral de pratiques dont l’âge d’or remonte à quelques millénaires.

Connaissez-vous l’évergétisme ? Pour le dire simplement, c’est ce système de « dons » émanant de riches personnages en direction d’une collectivité, qui tenait une place si structurante dans nombre de sociétés de l’Antiquité. Attention, cependant : on est bien obligé de mettre des guillemets à « dons » car cela n’a rien du présent gratuit, du geste généreux qui n’attend rien en retour. Rien à voir avec ces paroles d’Évangile (Matthieu, VI, 2) : « Lors donc que tu fais l'aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi, comme font les hypocrites […] afin d'être glorifiés par les hommes. »

« La luxueuse fondation Louis-Vuitton, dont la construction aura coûté près de 800 millions d’euros et qui est tout entière dédiée à la gloire de LVMH et de M. Arnault, eh bien, la Cour des comptes estime qu’elle aura coûté plus de 500 millions d’euros au contribuable. »

Historiens et archéologues croulent sous les traces de glorification des généreux « donateurs » : décrets honorifiques, statues, inscriptions de toutes natures… On donne mais il s’agit bien que ça se sache et qu’on soit ostensiblement remercié de la beauté du geste spontané… Dans un monde antique qui n’envisage pas de s’attaquer, en amont, à la racine des rudes inégalités ni, en aval, de déployer un système fiscal correctif, l’évergétisme tient de la soupape de sécurité pour les classes dominantes. Ils sont riches mais ils sont gentils et grâce à eux nous disposons de tel équipement public : gloria !

Avec le retrait de la puissance publique dans maints domaines en notre siècle, le revoilà conquérant et fringant, ce vieil évergétisme, plus de vingt fois centenaire et parfaitement lifté ! Vous allez au musée ? Remerciez Airbnb et American Express. Dans un théâtre public ? Que nul n’ignore que c’est grâce à TotalEnergies. On sait jusqu’où vont désormais ces pratiques : plutôt que d’avoir son nom sur une plaque à l’entrée ou au bas d’un billet, pourquoi ne pas renommer purement et simplement tel équipement qu’on soutient ? Le capital tient en cela du chien : il aime à marquer son territoire. Quant aux gouvernants qui l’y invitent, abstenons-nous de commenter.

Tout cela est une blessure, une humiliation pour notre peuple mais cette dépossession symbolique de la Nation prend volontiers un tour plus concret. Entre mille exemples, citons Carlos Ghosn, P.-D.G. de Renault-Nissan jusqu’en 2019. À l’occasion des poursuites judiciaires qui l’ont visé au Japon, on a pu lire ici et là que le château de Versailles dont Renault était mécène, avait été privatisé à l’intention de M. Ghosn afin que l’éminent citoyen puisse s’y marier. Voilà où nous en sommes…

« Même dans les circonstances cataclysmiques que nous venons de traverser, le Louvre n’a droit qu’à un dixième de ce que les pouvoirs publics ont réservé à un établissement LVMH, mais, surtout, que la gloire revienne aux bien bons milliardaires ! »

Ajoutons que tout cela se double d’une mesquinerie qui tient du scandale. Les grandioses bienfaiteurs de notre époque en auraient beaucoup à apprendre à leurs prédécesseurs s’ils pouvaient remonter le temps. César et tous les autres, simples d’esprit, n’avaient pas pensé à demander que leurs dons leur fussent largement restitués. Heureusement, depuis lors, on a inventé la défiscalisation – vous direz ce que vous voudrez mais le progrès c’est le progrès… La luxueuse fondation Louis-Vuitton, dont la construction aura coûté près de 800 millions d’euros et qui est tout entière dédiée à la gloire de LVMH et de M. Arnault,
eh bien, la Cour des comptes estime qu’elle aura coûté plus de 500 millions d’euros au contribuable – sous forme de crédit d’impôt – bien que, nulle part, le bâtiment ne porte en gloire le peuple français pour la générosité de son soutien. 500 millions d’euros ! C’est à peu près le budget annuellement alloué à la politique de la ville – les quartiers les plus en difficulté – pour la France entière. Mais, sans même chercher d’éléments de comparaison extérieurs au monde de la culture, 500 millions d’euros, ce sont des largesses publiques dont jamais aucun musée ne bénéficie. Prenons le navire amiral, le Louvre, et les récentes décisions budgétaires prises dans la situation absolument exceptionnelle que nous connaissons (près de 7 millions de visiteurs perdus en 2020 par rapport à 2019 et un manque à gagner de 90 millions d’euros !) : la rallonge obtenue, la plus importante de tous les établissements culturels publics, n’est jamais que de 50 millions. Même dans les circonstances cataclysmiques que nous venons de traverser, le Louvre n’a droit qu’à un dixième de ce que les pouvoirs publics ont réservé à un établissement LVMH, mais, surtout, que la gloire revienne aux bien bons milliardaires !

« Le progrès libéral ressemble à s’y méprendre à une gigantesque régression. Il est temps d’en finir avec le règne du capital, cette hideur qui se grime en beauté, cette minable pingrerie qui se présente sous les traits de la plus grande générosité. »

Résumons : on baisse l’imposition des plus riches – adieu ISF ! – et des grandes entreprises – l’impôt sur les sociétés représentait 50 % dans les années 1980, il a presque été réduit de moitié depuis lors ; on ajoute des cadeaux divers et variés aux grandes entreprises – crédits d’impôts divers ; l’État, désargenté, désarmé, « détricoté » (pour citer l’indis­pensable ouvrage des historiens Danielle Tartakowsky et Michel Margairaz) n’est plus en mesure d’allouer des sommes suffisantes aux établissements publics pour leur bon fonctionnement ; ceux-ci sont invités à se tourner vers les riches et les grandes entre­prises qui, notamment avec l’argent qu’ils ont récupéré de l’État, peuvent leur venir en « aide » pour la plus grande gloire du capital et des capitalistes. Heureux cycle de la vertu !
Notre monde marche décidément sur la tête et le progrès libéral ressemble à s’y méprendre à une gigantesque régression. Pour tout cela aussi, il est temps d’en finir avec le règne du capital, cette hideur qui se grime en beauté, cette minable pingrerie qui se présente sous les traits de la plus grande générosité.

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune n° 25 • septembre/octobre 2021