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L’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée marque un renforcement sensible des pouvoirs du haut appareil d’État, une forte recentralisation au profit d’une technocratie dont le profil est en train de changer et, au final, une présidentialisation accrue du régime. Y compris en matière de barbouzerie, voir l'affaire Benalla.

L’appui des administrations centrales
Un des objectifs de Macron à peine élu est de limiter les moyens des cabinets ministériels. Il fait passer cette réforme (voir l’extrait p.58) comme une mesure d’économie, argument désormais rituel et « imparable ». En fait, le décret du 18 mai 2017, qui réduit le périmètre et le mode de fonctionnement des cabinets, diminue le pouvoir des politiques au profit de la haute administration, donc du président. Lui-même issu des grands corps de l’État, de l’Inspection générale des finances (tout en étant proche de la machinerie financière), Macron mise sur ces directions des administrations centrales pour ses prises de décision. Moins de politique et moins d’élus (ce qui est aussi l’objectif de sa réforme des institutions), c’est moins de problèmes, pense-t-il.

Énarques, inspecteurs des finances, DRH imprégnés de doxa libérale
La technocratie occupe de longue date une place importante dans l’appareil d’État et les mandarins issus de l’École nationale d’administration (ENA) agacent depuis longtemps. Jean-Pierre Chevènement, sous le pseudo de Jacques Mandrin, dénonçait déjà « l’énarchie » en 1967. Mais les énarques à la mode 2018 ont nettement moins l’esprit service public que leurs prédécesseurs. Il y eut longtemps à Sciences Po et à l’ENA une filière intitulée « Service public » qui était la plus prestigieuse de toutes. Aujourd’hui, l’économisme libéral ambiant a marginalisé ce type de formation au profit d’une mentalité « Business Affairs » à l’anglo-saxonne. Aux côtés d’énarques et d’inspecteurs des finances s’imposent aussi dans ces postes des financiers de haut vol et des DRH, caste de tueurs (voir le livre de Didier Bille, DRH, la machine à broyer, le Cherche-Midi). Cette nouvelle génération de technos dispose, dit-on, d’une assez faible culture générale (le jury du concours d’entrée à l’ENA déplorait dernièrement – et publiquement – l’extrême conformisme des candidats) mais se montre particulièrement au fait de la doxa libérale.

« Le nouveau monde de Macron part de l’idée que le citoyen, forcément limité ou corporatiste, ne possède ni la compétence ni la largeur de vue des technos. »

Une technocratie qui ne passe pas par la case élections
Cette technocratie accède à la tête de l’État et aux postes clés sans passer par la case élections. Ce que montre fort bien l’essai de Mathieu Larnaudie, Les Jeunes Gens, Grasset, 2018. Larnaudie a travaillé sur la promotion Senghor de l’ENA qui a compté dans ses rangs Emmanuel Macron. L’omniprésence des énarques, on l’a dit, n’est pas nouvelle. Mais les Hollande et autre Royal ont fait leurs classes sur le terrain (partis, municipalités, départements, régions, parlement…). Ce qui est nouveau, écrit Larnaudie, c’est le rapport de ces « jeunes gens » au pouvoir. La promotion Macron incarne la mutation du personnel politique.

Des ministres handicapés du dialogue
C’est une caste hors sol. Il y a peu de vrais politiques du côté des ministres de Macron. Les ministres du Travail, de la Santé, de la Justice, des Transports, de l’École sont des maniaques du dossier mais des handicapés du dialogue. Des machines à la parole formatée. Chez ces gens-là, on ne débat pas, on commande. On plane. On méprise. Voir le secrétaire d’État à la Cohésion des territoires, Julien Denormandie, affirmant au plus dur de l’hiver qu’il y avait à peine cinquante sans-abri en Île-de-France.

Le divorce avec le commun des mortels
Les macroniens sont pour un reformatage technocratique de l’État, piloté par des techniciens au service de la banque et de l’entreprise ; le divorce avec le commun des mortels est prononcé. « Devant de tels dirigeants, bien formés, bardés de diplômes, passés par les plus brillants postes du public et du privé, les simples citoyens, les associations, les collectivités locales, ce qu’on appelait jadis les corps intermédiaires et aujourd’hui la société civile, pèsent de peu de poids », observe Jean-Thomas Lesueur, par ailleurs critique de droite de Macron.
Le nouveau monde de Macron part de l’idée que le citoyen, forcément limité ou corporatiste, ne possède ni la compétence ni la largeur de vue des technos. Donc on l’encadre, on le surveille. Au risque de détruire le tissu social et les filets de solidarité qui irriguent la société, comme le montre par exemple l’affaiblissement du milieu associatif, considéré sans doute comme des « zozos » par les gourous de Bercy, incarnation d’une société autoritaire, arrogante et qui sait.

Une nouvelle caste autocrate
Le cas Cazenave est un parfait exemple de cette nouvelle caste aux commandes. Thomas Cazenave a en charge la réforme de l’État.
« Un super techno », dit Le Figaro Économie qui s’y connaît. Surdiplômé (ENS Cachan, Sciences Po Paris, DEA d’analyse et de politique économique, agrégé en économie et gestion, ENA…), il était déjà secrétaire général adjoint de l’Élysée de François Hollande. Il a planché avec Macron sur le rapport Attali. Cet inspecteur des finances de 40 ans est donc un macronien de la première heure. Il fut son directeur de cabinet adjoint à Bercy et joua un rôle clé dans la campagne présidentielle. Pour lui, la révolution numérique va marquer un « nouvel âge d’or de l’État », entendez : personnalisation du service public, culture du résultat dans les administrations… Le type même de personnage qui parle de « participation citoyenne » mais est une caricature d’autocrate. Il occupe une place essentielle dans la haute administration puisqu’il est à la fois « délégué interministériel à la transformation publique sous l’autorité du Premier ministre » (sic) et patron de la « direction interministérielle de la transformation publique (DITP) » (resic) à Bercy, avec Darmanin. Il dispose d’une équipe de quatre-vingts personnes, agents de Bercy mais logés avenue de Ségur, à Matignon. Apôtre d’une « transformation profonde » de l’État, il pilote les travaux du comité d’experts action publique, CAP 2022 (dont de premières indiscrétions trahissent une orientation ultra-austéritaire). L’objectif ? L’État en mode start-up, pour reprendre le titre d’un ouvrage codirigé par le même Cazenave. Un habillage « moderne » pour un vieux projet autoritaire et hyper-bureaucratique.


Nouveau profil des élites

Toutes les études sérieuses démontrent que la carrière des hauts fonctionnaires est, d’ores et déjà, fondamentalement politique. D’un point de vue sociologique, la réforme (des cabinets ministériels) facilitera probablement une transition entre générations au sein du corps des directeurs d’administration centrale. D’un point de vue politique, cela revient à introduire un système de « porte tourniquet » (revolving door) à l’image des États-Unis où après chaque présidentielle, toutes les têtes de l’administration centrale sont remplacées. La transformation des carrières des hauts fonctionnaires s’inscrit dans un mouvement plus global. La formation des élites a profondément changé. Le développement des masters à Sciences Po a eu raison du lien organique entre la célèbre section « service public » et l’ENA. Le magistère de la culture juridique s’est effacé au profit d’un questionnement sur l’économie et l’efficacité des politiques publiques. Aujourd’hui les jeunes énarques cumulent leur diplôme avec ceux de l’École des hautes études commerciales (HEC), de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC), de École supérieure de commerce de Paris (ESCP) mais également ceux de Master of Business Affairs Master of Public Affairs des prestigieuses universités anglo-américaines. C’est ce nouveau profil d’énarques qui pousse les portes du pouvoir d’État.
William Genieys, « Le déclin des cabinets ministériels,
vers la fin d’une exception française », Figarovox/ Tribune, 29 novembre 2017.

Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018