Par

 

 

Malgré ses contradictions, 2017 laisse derrière elle un atroce goût de cendres. En quelques implacables semaines, Emmanuel Macron a fait triompher ses ordonnances anti-Code du travail, supprimé l’impôt de solidarité sur la fortune, poignardé le mouvement HLM, desséché les collectivités territoriales… (Et la liste n’est pas même exhaustive…) Ces conquêtes qui sentent les si maigres repas des jours de grève des XIXe et XXe siècles, notre président semble les avaler comme autant de bouchées de brioche au château de Chambord. Rien n’a été capable de l’arrêter jusqu’ici.

Guillaume-OK3.jpg
Comment, dès lors, ne pas comprendre le spleen et la sidération qui gagnent des millions de nos concitoyens voyant le désastre méthodiquement avancer sans qu’il leur semble possible d’enrayer cette machine infernale ? Tant de luttes ont échoué depuis tant d’années déjà. Certes, il y eut bien quelques crues décennales, exceptions qui confirment la règle : 1995, 2006… Et encore ne s’agissait-il, peut-être, que de mobilisations contre, parvenant au mieux, semble-t-il, à empêcher, un temps, l’avènement d’une contre-réforme particulièrement abjecte.
Un homme ou une femme de moins de 50 ans a-t-il jamais participé, en France, à une grande lutte nationale victorieuse ? Et combien, au contraire, en a-t-il vu échouer ? Telle est tout de même l’expérience vécue par au moins 39 763 599 personnes si on en croit les chiffres de l’INSEE (les moins de 50 ans, en France, soit 61 % de la population française). Encore mesure-t-on bien que cette césure au demi-siècle pourrait être remontée de près de 10 ans (un sexagénaire de 2018 n’avait guère que 10 ans en 1968), ce qui ferait encore basculer plus de 8,5 millions de Français dans cet horizon de luttes défaites.
Il y a 30 ans, ils étaient déjà nombreux, ces fils et filles des combats perdus, mais ils n’étaient encore qu’une grosse minorité du pays (une vingtaine de millions, autour de 40 % de la population), que pouvaient masquer aux optimistes, des millions de bras, de cœurs et de têtes, sûrs de leur puissance collective, pour l’avoir éprouvée. Ils sont aujourd’hui près de 75 % si on retient la césure à 60 ans. Remontant le fil du temps, cette proportion se révèle pourtant vite infime tant les luttes et les conquêtes se sont succédé à bonne cadence dans notre pays : des conquêtes de 1968 à celles de la Libération, de celles-ci à celles du Front populaire, de celles-là à la journée de 8h (1919) ou à l’instauration du code du Travail (1910)… sans même entrer dans cet incroyable siècle révolutionnaire ouvert par la Révolution française. Le peuple de ce pays a beaucoup lutté ; il n’a pas toujours gagné ; mais décennies après décennies, toutes les générations ont longtemps fait l’expérience de luttes victorieuses.
On saisit alors ce que notre époque a d’inédit à l’échelle de plus de deux siècles : l’énorme majorité de notre peuple n’a fait l’expérience d’aucune lutte conquérante victorieuse et a, au contraire, vu défiler une noria de défaites collectives.
Les victoires d’hier – peut-être faudrait-il dire plutôt, d’avant-hier – jouissent bien sûr d’un écho persistant mais puissamment assourdi et allant s’assourdissant. Si les victoires des parents résonnent encore quelque peu dans les souvenirs des enfants, faisant parfois de celles-ci des quasi-expériences pour les enfants eux-mêmes, la flamme du souvenir à l’échelle des petits-enfants en est presque réduite à l’étincelle que seuls les curieux et curieuses sont tentés de considérer. Pour le grand nombre des lycéens et lycéennes d’aujourd’hui, bien plus qu’une expérience, même indirecte, ces victoires sont entrées dans l’Histoire, ce grand sac où se mêlent dans le lointain Vercingétorix avec De Gaulle, la reine Victoria et Louis XIV entre deux ou trois poilus de 14-18.

« Un homme ou une femme de moins de 50 ans a-t-il jamais participé, en France, à une grande lutte nationale victorieuse ? Et combien, au contraire, en a-t-il vu échouer ? »

Bien sûr, il faudrait complexifier le tableau car la France de 2018, comme il en fut toujours dans l’histoire des peuples, n’est pas composée de cette belle série continue de Français statistiques : il y eut des Français pour partir à l’étranger et il y eut des étrangers, avec d’autres histoires, pour venir en France. Mais quand bien même. Si on se place insolemment depuis l’épicycle de Mercure pour embrasser avec une rapidité coupable le tableau mondial de notre peuple, il n’est pas sûr qu’on soit amené à nuancer fortement : le grand nombre de ces immigrés a-t-il connu de grandes luttes victorieuses depuis la Révolution des œillets de 1974 (ce qui ne déplace pas de plus de 10 ans la césure jusqu’ici retenue) ? Il faudrait un esprit encyclopédique et une lourde étude pour répondre avec fermeté dans le détail des histoires nationales mais, vu de loin et au risque de myopies, on ne semble pas en percevoir.
Revenons donc à la thèse, hélas guère écornée : le peuple de France de 2018 a ceci d’inédit depuis 1789 que, dans son immense majorité, il n’a jamais fait l’expérience d’une lutte conquérante victorieuse d’ampleur nationale, ayant assisté au contraire à un interminable cortège (une théorie auraient dit les Grecs, aux effets hélas très concrets…) de luttes défaites.
Que notre peuple ait tendance à en tirer la conclusion que l’action collective est vaine, quoi de plus naturel ? La meilleure preuve de la défaite, c’est qu’on la mange… C’est là un des problèmes nodaux de la lutte de classes de notre temps : il faut croire en sa force pour entrer dans l’arène ; il faut identifier ses armes pour oser s’en servir.
Le passionnant de la période est que notre peuple n’en cherche pas moins quelque issue, de mille côtés, sans grand ordre et avec mille contradictions. Assommé de propagande, d’experts dévidant et filant housses et mousses élyséennes, notre peuple se laisse bien grignoter idéologiquement çà et là mais, pour l’essentiel, il tient bon et il tient même bien mieux qu’il ne le fit dans les années 1980-1990. Toutes les grandes contre-réformes macroniennes, malgré les luxueux services avant-vente, vente et après-vente, sont fermement rejetées par la majorité de notre peuple.

« C’est là un des problèmes nodaux de la lutte de classes de notre temps : il faut croire en sa force pour entrer dans l’arène ; il faut identifier ses armes pour oser s’en servir.»

Nous voici ainsi dans une situation inversée par rapport aux années 1980. Alors, une majorité de notre peuple avait fait l’expérience de luttes victorieuses et en avait éprouvé l’efficace mais le libéralisme, sur fond de décomposition des pays socialistes et de prompt désenchantement post-1981, avait gagné à lui les esprits. D’une certaine manière, schématiquement, on pourrait dire que notre peuple savait lutter mais que, dans sa majorité, il ne le souhaitait guère. On serait tenté d’inverser les termes pour décrire l’état présent… Reconnaissons que la situation actuelle est beaucoup plus enviable pour qui veut changer la société ! Enviable, stimulante et imposant des responsabilités. Transformer des soifs individuelles de changement, impuissantes par elles-mêmes à s’étancher, en des combats collectifs et victorieux, n’est-ce pas là la mission que s’assignent, sans rien renier de leur individualité, les hommes et les femmes qui partagent cette soif et décident de s’organiser pour que les fontaines quittent le rêve pour le réel ?
Alors, s’il faut former un vœu pour l’année 2018, vous l’avez déjà deviné si vous avez poussé la lecture jusqu’ici : trouvons, forgeons, identifions et aidons à identifier (comme on voudra) les chemins de ces victoires qui se cherchent. Avec leur congrès de novembre 2018, les communistes ont une grande occasion d’affronter – n’ayons pas peur des grands mots délavés – cette tâche historique.

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018