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Par-delà le résultat des élections européennes – qui n’est qu’une image bien déformée des aspirations politiques de notre peuple –, il est clair que les préoccupations environnementales croissent avec une vigueur certaine. Que celles-ci ne soient pas si neuves que ce que la mémoire commune et médiatique retient à ce jour est bien connu des historiens des années 1970 mais, malgré toutes les grosses nuances que les historiens apporteraient, il reste du neuf dans l’ampleur et l’intensité du phénomène. Plus exactement, ce neuf réside peut-être surtout dans le calendrier, car l’affirmation de la question climatique s’est accompagnée de l’installation d’une sorte de compte à rebours ; un compte à rebours qui n’a pas exactement la rigueur des clepsydres antiques car, quoique les années passent, le discours répandu fixe toujours à 10-20 ans « le moment où il sera trop tard ». Mais, même si son « tic-tac » est étrange, un compte à rebours s’est bien installé dans de nombreuses consciences.
Risquons la mise en perspective : le phénomène me semble à la fois inédit et fort courant dans l’histoire.
Fort courant car qui s’est frotté un peu aux siècles qui séparent la révolution néolithique de la Révolution française a forcément croisé pareils comptes à rebours. Ce sont bien sûr tous les millénarismes qui s’emparent de milliers, de dizaines de milliers, de centaines de milliers de personnes pour lesquelles une chose est sûre : la fin du monde est comptée. Reste que, évidemment, ces embrasements sont pour le moins teintés (trempés, complètement gorgés !) de considérations religieuses. Sous des formes laïques, en revanche, je ne vois pas ces calendriers avec une date fixant une imminente fin des temps. L’idée d’une possible fin du monde humain à courte échéance n’est pourtant pas le privilège de croyants ou de superstitieux. Le XXe siècle, avec l’apparition des bombes nucléaires, a fait revenir cet horizon de néant, défait de ses habits sacrés. On dira toutefois que de la possibilité à l’imminence, il y a un puissant écart. Assurément, mais cette possibilité objective n’a pas toujours paru exclusivement théorique. On ne comprendrait rien à l’incroyable écho de l’appel de Stockholm visant à l’interdiction de ces armes, sans la sourde crainte partagée d’une apocalypse atomique pouvant survenir à tout instant.

« De l’âge du péril atomique à celui du péril climatique, la perspective est tout à fait différente car deux idées grandissent dans l’âge qui est le nôtre :
1. On peut infléchir le cours des choses.
2. On a très peu de temps pour le faire. »

Que la fin du monde humain soit proche, voilà donc une idée qui n’a rien de très neuf, tant s’en faut. Mais ce qui est, je crois, proprement inédit dans un univers laïcisé, c’est le compte à rebours de cette fin du monde. L’apocalypse atomique n’avait pas de jour fixé. Le désastre climatique a, quant à lui, une année plus ou moins fixée dans les représentations du plus grand nombre – sans qu’il soit besoin d’évoquer ici la réalité scientifique de ces si lourds périls(1) – et, sans doute, plus encore parmi de larges franges de la jeunesse.
Or ce rapport au temps change tout. Vivre dans la peur d’une possible entre-destruction atomique pouvant survenir à tout moment n’implique nullement l’idée : « Nous avons quinze ans pour sauver le monde car après, il sera trop tard. » L’idée d’une fin du monde pouvant éteindre toute vie humaine à tout instant, imprévisiblement, peut même faire grandir des sentiments inverses : puisque tout peut disparaître à tout instant et que nous n’y pouvons pas grand-chose (tout, finalement, pouvant se jouer selon le caprice d’un dirigeant politique, d’un militaire exalté…), jouissons sans nous préoccuper de quoi que ce soit d’autre. Autrement dit : Edamus et bibamus cras enim moriemur ! [Mangeons et buvons, car demain nous mourrons].
De l’âge du péril atomique à celui du péril climatique, la perspective est tout à fait différente car deux idées grandissent dans l’âge qui est le nôtre : 1. On peut infléchir le cours des choses. 2. On a très peu de temps pour le faire.

« L’affirmation de la question climatique s’est accompagnée de l’installation d’une sorte de compte à rebours. »

Mesure-t-on combien tout cela rebat de cartes ?Laissons donc l’arme nucléaire – dont les dangers ne sont bien sûr pas éteints, hélas – pour revenir aux comptes à rebours que l’humanité a connus, ceux des millénarismes religieux. Prenez Thomas Müntzer, cette incroyable figure du XVIe siècle germanique, qu’a ressuscitée avec infinie justesse le romancier Éric Vuillard dans la récente et absolument remarquable Guerre des pauvres. Il croit la fin du monde imminente, notre Müntzer, et quelle énergie cela lui donne ! Malgré les princes, malgré l’Église, malgré Luther et Melanchthon, il entraîne des milliers et des milliers de paysans, de petites gens dans une formidable insurrection populaire : « Chers frères, assez d’attente et d’hésitation ! Il est temps. L’été frappe à nos portes. » Au-delà de l’énergie et de la détermination qu’il peut donner, le sentiment de l’imminence transforme radicalement le regard sur les actions prises et les mesures à prendre. Ce qui aurait pu paraître raisonnable et approprié dans un monde où rien ne presse paraîtra révoltant et misérable dans un monde où le temps est compté.

« Ce qui chemine et qui se cherche d’une manière inédite, ce sont les voies de l’urgence. De quoi réjouir des révolutionnaires mais leur interdire tout bégaiement. »

Bien sûr, je vous vois venir, avec les sourcils froncés : mais enfin, croit-il que nous assistions à une radicalisation générale et que les marches pour le climat vont tourner à la façon insurrectionnelle de la guerre des paysans de Müntzer ? Évidemment non, et pour bien des raisons, notamment parce que tout le monde n’y croit pas vraiment, un peu comme cette guerre de 1939 jadis prophétisée, dénoncée, redoutée, mais qui vous surprend quand même quand elle survient en effet. À force de mettre des mots sur ce chaos à venir, on finissait par ne plus croire vraiment que ce chaos concret allait pointer son nez de fer. Tout cela est vrai pour le péril climatique, bien sûr, mais tout cela n’est que nuance, même forte.
Il demeure que le paysage politique est marqué par cette dimension d’urgence climatique, objective et subjective, dimension qui ne va pas en s’estompant et qui change une bonne partie de la donne politique.
Aussi, à l’heure où il nous faut bien parler de la construction d’une large voie de progrès, on aurait tort, raisonnant (faussement !) toutes choses égales par ailleurs, de ne pas prendre en compte cette vague de fond qui n’apporte pas seulement une touche de couleur nouvelle au tableau mais en bouleverse toute la perspective. Ce qui chemine et qui se cherche d’une manière inédite, ce sont les voies de l’urgence. De quoi réjouir des révolutionnaires mais leur interdire tout bégaiement.

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.


1. Entendons-nous bien. Je ne mets, bien sûr, nullement en cause cette réalité, pas plus que je ne sous-estime l’importance proprement décisive de la réalité scientifique des périls, par-delà les représentations que peut en avoir le plus grand nombre. Mais comment oublier que les millions d’hommes et de femmes qui font l’histoire la font à partir des idées qu’ils ont dans la tête ? Dans cet éditorial, je me borne à cette seule dimension, qui n’est déjà pas mince…