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Les turbulences de la société Essilor, numéro 1 mondial des fabricants de verres progressifs, nous incitent à faire un point sur ce domaine qui relève de l’optique, mais aussi de la science des matériaux et de quelques autres disciplines

Les trois quarts de la population ont besoin de corrections opti­ques. Quand tout va bien, on voit net au loin et, pour regarder de près, on doit « accommoder », c’est-à-dire changer la courbure de son cristallin. Mais il y a les myopes, les hypermétropes, les presbytes et les astigmates.
Les myopes voient flou de loin ; pour discerner net, il leur suffit de mettre devant les yeux un verre (ou une lentille de contact) concave unique adapté à leur déficience faible ou forte. Les hy­per­métropes ont du mal à voir de près et leurs yeux fatiguent parce qu’ils doivent toujours accommoder ; avec un verre convexe adapté, leur vision est corrigée. On devient presbyte après quarante ans parce que le cristallin n’a plus la souplesse pour accommoder ; la correction est assurée aussi par un verre convexe mais uniquement pour la vue de près. Enfin, les astigmates ont une vue déformée dans plusieurs sens ; ce défaut est corrigé par un verre de forme un peu plus compliquée. Dans les cas simples, les verres ont une seule courbure, un seul foyer : on dit qu’ils sont « unifocaux ».

Parlons un peu des myopes qui deviennent presbytes avec l’âge...
Autrefois, ils devaient utiliser d’une part un verre concave pour voir de loin et d’autre part un verre convexe pour voir de près. Dès le XVIIIe siècle, par exemple avec Benjamin Franklin, on a eu l’idée de fabriquer pour eux un verre de lunette à « double foyer », le haut concave permettant une bonne vue au loin, le bas convexe (et décalé vers le nez pour des raisons de convergence) pour voir de près. Mais cette correction à double foyer avait l’inconvénient d’un grave hiatus entre les deux parties du verre, d’où des maladresses, des points aveugles, quand on changeait de direction de regard : il y a cinquante ans, les vieux renversaient souvent leur tasse ou leur gobelet.

« Au milieu du XXe siècle, deux sociétés dominaient le marché français : Essel, créée au départ comme coopérative d’ouvriers parisiens, et Silor, fondée par Henri Lissac, ancien horloger à Morez dans le Jura. »

Comment sont venus les « verres progressifs » ?
On a fabriqué des lunettes depuis le Moyen Âge. Au milieu du XXe siècle, deux sociétés dominaient le marché français : Essel (autrefois SL, Société des lunetiers), créée au départ (en 1849) comme coopérative d’ouvriers parisiens, et Silor, fondée par Henri Lissac, ancien horloger à Morez dans le Jura, ville dont il a été maire de 1908 à 1931. Les deux sociétés Essel et Silor ont fusionné en 1972, sous le nom d’Essilor. C’est l’ingénieur Bernard Maitenaz (né en 1926), d’Essel, qui a cherché avec opiniâtreté au cours des années 1950 à concilier vision de loin, de près et intermédiaire : son premier brevet a été pris le 25 novembre 1953 et il a perfectionné son invention pour arriver à la fameuse marque Varilux en 1959. L’idée est naturelle mais les réalisations concrètes constituent une suite de défis épineux et exigeants. Maitenaz est devenu membre de l’Académie des technologies et a été P-DG d’Essilor de 1980 à 1991.

Quels sont les matériaux utilisés ?
Autrefois, c’était ce qu’on appelle du « verre » (minéral), c’est-à-dire de la silice, mais aujourd’hui elle ne représente plus que 1% de la fabrication, parce que ce matériau est lourd et cassant (donc dangereux, en particulier pour les enfants). On est passé au « verre organique », c’est-à-dire à diverses sortes de matières plastiques, notamment des polymères. Cela donne une gamme variée de légèreté, de minceur, de résistance. La résistance aux rayures est moins bonne que pour le verre minéral, mais, si l’on traite avec un vernis durcisseur, on peut obtenir de bons résultats. Les performances obtenues dépendent de l’indice de réfraction : si celui-ci est élevé, on a du matériel haut de gamme, plus léger, mais plus cher, qui est donc surtout utilisé pour les grosses corrections.

« Le traitement des verres est tout un monde : protection contre les UV, antireflet, etc. : on dépose des couches minces d’épaisseur fixe, de l’ordre du micron ou du nanomètre selon le problème à régler. »

Quand on fabrique les verres, ce matériau est-il solide ou liquide ?
Il faut distinguer ce qu’on appelle le verre fini (qui peut être directement livré à l’opticien) et le verre semi-fini (qui est à retravailler en détail avant la vente elle-même). Dans le premier cas, il s’agit d’un liquide injecté sous pression dans des moules de forme adaptée (en général métalliques), c’est le moule qui est poli, non le verre. Dans le second cas, un polissage complémentaire du verre semi-fini solide est nécessaire. Le premier cas correspond en général aux corrections les plus simples.

Quoi de nouveau entre 1959 et 2021 ?
Pour les corrections non complexes (myopie simple, presbytie), il y a eu peu de modifications sur le fond. Les nouveautés concernent surtout les verres progressifs : largeur de champ, précision dans la correction, élargissement de la vision de près. Il y a forcément des aberrations (que le cerveau sait plus ou moins bien corriger), il faut minimiser les zones moins nettes (notamment vers les tempes) et, pour cela, passer d’une fabrication par zones à une fabrication presque point par point. D’autre part, on a réussi à diminuer le temps d’adaptation du patient : en général, on ne s’habitue pas immédiatement à des verres progressifs. Ces améliorations ont été obtenues à la fois par des expériences empiriques mais aussi grâce à des idées nouvelles.
Depuis plusieurs années, on s’attache à la personnalisation, non seulement des montures, mais aussi des verres. Une bonne correction dépend de la forme du visage, des habitudes de regard, des types d’activité, des conditions de travail, etc. Par exemple, le temps passé devant des écrans d’ordinateur est très divers selon les gens, il convient de protéger de la lumière bleu-violet qui est nocive. Les éclairages ont aussi évolué, notamment du néon aux LED. La personnalisation, c’est l’avenir : en fait, il y a une grande variété de besoins. Le traitement des verres est aussi tout un monde : protection contre les UV, antireflet, etc. : on dépose des couches minces d’épaisseur fixe, de l’ordre du micron ou du nanomètre selon le problème à régler (face avant, face arrière). Les verres qui se teintent ne sont pas d’un matériau à part, ils sont seulement traités par ces couches ; un des défis aujourd’hui est de s’adapter plus vite aux changements de luminosité.

« Depuis plusieurs années, on s’attache à la personnalisation, non seulement des montures, mais aussi des verres. »

Concrètement, quand l’ophtalmo a rédigé une ordonnance, comment la suite du processus se passe-t-elle ?
Le patient va chez l’opticien et décide avec lui du choix d’un type de verre, d’un traitement, d’une monture (ce qui dépend aussi de son budget et des niveaux de remboursement). Le verre et la monture forment un tout qui doit être en harmonie, pas seulement pour des raisons esthétiques. L’opticien peut procéder à un examen personnalisé complet (géométrie, anatomie, façon de bouger les yeux). Ensuite, il s’adresse à l’agence commerciale d’un verrier (il n’y a pas qu’Essilor) : verres de série, verres plus personnalisés ; le verrier se tourne alors vers celle de ses usines qui répond le mieux à cette demande (pas forcément la plus proche). Ici, nous ne parlons que des corrections ; l’ophtalmo s’occupe aussi d’autres maladies des yeux (cataracte, glaucome, DMLA, etc.) qui appellent des soins d’autre nature.

« Les deux sociétés Essel et Silor ont fusionné en 1972, sous le nom d’Essilor. »

On dit qu’il y a aujourd’hui de la concurrence italienne et asiatique...
Essilor est numéro 1 mondial pour les ver­res ; Luxottica pour les montures. Donc les deux entreprises qui ont ­fu­­sionné en 2018 sont a priori plutôt complémentaires : aujourd’hui montures et verres sont indissociables. Ils ont des laboratoires et des usines un peu partout dans le monde. Il existe en France et ailleurs d’autres verriers. Parmi les Asiatiques, le principal est japonais : c’est Hoya, qui peut développer des technologies différentes, par exemple sur les reflets, et s’est implanté en Europe et même en France. La réorganisation d’Essilor, en projet et en cours, n’a guère de rapports avec les problèmes scientifiques et techniques évoqués ci-dessus, à ceci près qu’une entreprise est obligée d’être de plus en plus réactive.
Nous espérons que les lecteurs de la revue nous feront part de leur point de vue sur ces questions économiques et sociales importantes.

*Pseudonyme désignant des opticiens, des salariés et des documents écrits d’Essilor ou de sites internet divers.

En octobre dernier, la direction d’Essilor, membre du CAC 40, a annoncé la fermeture de ses sites de production de Vaulx-en-Velin, Antony, Châlons, Toulouse et Le Mans, en 2023, pour les regrouper en un lieu encore inconnu en région parisienne. La nouvelle a été commentée dans L’Opinion et dans L’Usine nouvelle. Ces journaux se demandent si Luxottica ne va pas avaler Essilor. Les partis politiques et les syndicats se sont peu exprimés. La mairie de Vaulx (alliance PS-centre droit) s’est contentée, dans son journal, d’en prendre acte. La conseillère municipale Ange Vidal (opposition de gauche) s’est fait l’écho de l’inquiétude des salariés (plus de cent à Vaulx) qui vont être délocalisés ou mis au chômage ; elle a appelé la maire ainsi que le ministre de l’Économie à se saisir du dossier et à défendre les salariés.

Cause commune n° 22 • mars/avril 2021