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La Société mathématique de France (SMF) et la Société française de physique (SFP) ont cent cinquante ans cette année alors que la Société française d’histoire des sciences et des techniques (SFHST) présentée plus particulièrement dans cet entretien n’en a qu’une quarantaine.

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Page de garde de la première édition du Sidereus nuncius de Galilée, 1610.

 

CC : Que sont exactement ces « Sociétés » disciplinaires ? Quels sont leurs objectifs ? Quels liens ont-elles avec les centres de recherches ?
Ces « Sociétés » sont des associations libres, non officielles, dont les membres sont le plus souvent – mais pas exclusivement – des enseignants, chercheurs et amateurs dans les domaines considérés. Un but commun à de nombreuses associations scientifiques est de chercher à animer une communauté en dehors du strict cadre universitaire, ce qui est particulièrement important pour l’histoire des sciences et des techniques. Cela peut leur permettre de prendre position dans des débats de société, mais également de refléter les évolutions de nos disciplines avec souplesse, et un point de vue différent des institutions académiques. La SMF et la SFP ont été créées à la fin du XIXe siècle et représentent aujourd’hui des communautés – celles des mathématiciens et des physiciens – importantes et relativement bien identifiées le grand public. Ce n’est pas le cas de la SFHST où on trouve un public hétérogène, par la formation et l’ancrage institutionnel extrêmement variés. Elle regroupe certes beaucoup de scientifiques, d’historiens et de philosophes, mais aussi des archivistes, des sociologues, des ingénieurs, des archéologues, des médecins, des universitaires en poste et de jeunes chercheurs précaires, mais aussi des conservateurs patrimoniaux, des enseignants du secondaire, des retraités, etc.

CC : La SFHST a été créée en 1980. Comment le paysage de l’histoire des sciences et des techniques a-t-il évolué en quarante ans ?
La SFHST s’est construite pour rassembler et coordonner les efforts de collègues, scientifiques, historiens ou philosophes de formation, à une époque où il existait peu de laboratoires spécifiques et où les historiens, au sens strict du terme, n’y étaient guère impliqués. Ce champ d’études était traditionnellement le fait de philosophes, de scientifiques en fin de carrière ou d’érudits (souvent regardés de haut par les « vrais » chercheurs), mais on sentait naître un état d’esprit nouveau. Des gens d’origine et de formation très diverses ressentaient le besoin de prendre du recul vis-à-vis de l’explosion des connaissances, de la spécialisation outrancière, de l’invasion de techniques nouvelles. Les congrès (de Nanterre, de Nantes) qui ont marqué la naissance de la SFHST ont eu un grand succès, presque inattendu, avec plus de cent participants. Par ailleurs, à une époque où n’existait pas internet, il fallait créer un bulletin de liaison sur papier pour informer des séminaires et autres initiatives, poser des questions méthodologiques, favoriser la naissance ou la diffusion de revues, organiser des rencontres d’une certaine envergure. Ce fut la tâche des premières années, avec des présidents comme Jacques Roger ou Jean Dhombres.

« La logique même d’une société savante n’est pas directement ancrée dans le monde universitaire : elle n’a pas vocation à se substituer au Conseil national des universités. »

Depuis lors, la situation a profondément changé : les formations scientifiques universitaires incluent à présent des modules d’histoire des sciences de la vie, des techniques, des mathématiques, etc. Dans le même temps, le développement de la muséographie, les débats autour des innovations scientifiques et techniques, mais aussi certains succès éditoriaux ont « réhabilité » (ou peut-être plutôt « habilité ») l’histoire des sciences et des techniques comme discipline universitaire. Il y a donc un double développement, avec l’apparition de laboratoires dédiés à ces thématiques, mais également la prise en compte des sciences, des techniques, et plus généralement des « savoirs » auprès des historiens de formation.

CC : On parle maintenant d’histoire « des savoirs », cela recouvre-t-il les sciences et les techniques ? Ce glissement de mots est-il innocent ou significatif ? Y a-t-il un risque que tout cela soit dissout dans la sociologie ?
Tout d’abord, il est important de noter que cette évolution n’est pas spécifique à la France, et se déroule également dans l’espace germanophone (Wissensgeschichte) ou dans l’espace anglophone (history of knowledge), où les pays scandinaves jouent d’ailleurs un rôle très actif ! Parler d’histoire des savoirs permet tout d’abord d’élargir considérablement le spectre des « disciplines » considérées. Outre les sciences exactes et naturelles, on peut ainsi interroger l’histoire de la géographie, de la psychologie, de la démographie et plus généralement des sciences humaines, mais également des savoirs populaires ou encore des disciplines qui, comme l’astrologie, ont pu autrefois être pratiquées comme une science mais sont aujourd’hui considérées comme de simples croyances.

« Étudier une science, ce n’est pas seulement étudier des théories et des personnes, mais c’est aussi comprendre dans quel contexte elle se développe. »

A un autre niveau, le terme d’« histoire des savoirs » reflète la prise de conscience – qui, je pense, fait aujour­d’hui à peu près consensus – que les connaissances scientifiques et techniques sont ancrées dans les sociétés qui les produisent. Étudier une science, ce n’est pas seulement étudier des théories et des personnes, mais c’est aussi comprendre dans quel contexte elle se développe. Une fois ce constat fait, cependant, la variété immense des possibilités amène de nombreux débats : quelle place accorder respectivement aux « concepts », à « l’histoire sociale », ou à l’utilisation politique de certains résultats ?

CC : Quand des disciplines sont pratiquées dans le monde entier, y a-t-il besoin de sociétés nationales ? De sociétés regroupant les pratiquants ayant une langue commune ?
En tant que président de la SFHST, c’est effectivement une question que je me pose régulièrement, et qui fait l’objet de discussions régulières au sein du conseil d’administration. Un aspect important est la question de la langue : par certains égards, notre société participe à la promotion de la langue française. Notre prix de thèse annuel est décerné spécifiquement non pas à un travail nationalement « français », mais rédigé en français. Parmi les lauréats récents, on y trouve ainsi un travail d’histoire de la médecine réalisé à l’université du Québec à Montréal, et une thèse d’histoire de l’astronomie réalisée, dans une institution parisienne, par une historienne de nationalité italienne. Ce prix favorise ainsi les échanges entre pays francophones, et souligne en retour le dynamisme du français dans nos disciplines !

« Les “sociétés” scientifiques sont des associations libres, non officielles, dont les membres sont le plus souvent – mais pas exclusivement – des enseignants, chercheurs et amateurs dans les domaines considérés. »

Il est ainsi difficile d’ignorer une tendance lourde vers l’internationalisation. Celle-ci a bien des aspects positifs, et je voudrais ici mentionner en particulier le développement de la Société européenne d’histoire des sciences. Pour les jeunes chercheurs actuels, séjourner à l’étranger, que ce soit à l’institut universitaire européen de Florence ou pour un post-doctorat, relève pratiquement de l’évidence. Dans le même temps, cela nous force à réfléchir comment coordonner nos activités nationales, et à souligner l’intérêt que représentent, au-delà de l’anglais comme langue dominante, des travaux originaux en français, allemand, italien...

CC : Depuis plusieurs décennies, les gouvernements sont intervenus massivement pour modifier l’organisation de la recherche, notamment en vue de précariser les embauches et les postes, de soumettre les financements à des « projets » jugés par des gens plus proches du pouvoir. La SFHST a-t-elle pris des positions à cet égard ?
La SFHST a souvent débattu, au sein du conseil d’administration, des évolutions dans l’organisation de la recherche, sans toujours prendre position. Il est en effet important de souligner que la logique même d’une société savante n’est pas directement ancrée dans le monde universitaire : nous n’avons pas vocation à nous substituer au Conseil national des universités, dont les sections disciplinaires comportent des membres élus par leurs collègues et d’autres nommés par les autorités (c’est la section 72 qui est dédiée, en partie, à l’histoire des sciences et des techniques). La société a cependant pris position, lorsque des objectifs ont été jugés suffisamment significatifs, comme en 2017 lors de la Marche pour les Sciences, ou plus récemment lors du naufrage qu’ont représenté les va-et-vient sur la réforme de l’enseignement des mathématiques au lycée.

« Un but commun à de nombreuses associations scientifiques est de chercher à animer une communauté en dehors du strict cadre universitaire, ce qui est particulièrement important pour l’histoire des sciences et des techniques. »

Par ailleurs, la SFHST essaie de refléter les évolutions en cours dans le monde académique. Le développement massif des post-doctorats, dont le statut est bien plus précaire, doit nous interpeller, et nous essayons d’y réfléchir avec les premiers concernés, en intégrant des jeunes chercheurs dans le conseil d’administration, mais aussi en facilitant la diffusion d’information sur les ouvertures de postes, pour éviter les dérives népotistes qui n’ont malheureusement pas disparu...

CC : Quelles sont les trois ou quatre actions principales de la SFHST aujourd’hui ?
Comme de nombreuses sociétés savantes, nous organisons un prix de thèse qui récompense chaque année un travail rédigé en langue française consacré à l’histoire des sciences et des techniques. Nous organisons chaque année une journée où les jeunes chercheuses et chercheurs peuvent présenter leurs travaux, ainsi qu’un congrès plus important, tous les deux ou trois ans. Le prochain aura lieu à Bordeaux, en avril 2023, et réunira deux à trois cents personnes. Nous avons également de nombreuses idées, mais nous manquons de temps et d’énergie pour les concrétiser. L’intensification des activités d’enseignement et l’individualisation croissante du métier d’universitaire sont des forces centrifuges contre lesquelles nous essayons de lutter. Il est cependant difficile d’arriver à convaincre les collègues du bien-fondé d’un engagement bénévole et collectif !

Thomas Morel est professeur à l’université de Wuppertal. Il est président de la Société française d’histoire des sciences et des techniques.

Propos recueillis par Pierre Crépel.

Cause commune32 • janvier/février 2023