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« Les petites mouches s'attaquent aux fruits qui pourrissent. Si ceux-ci sont sains, il n'y a rien à craindre. » C'était encore vrai il y a dix ans, mais plus aujourd'hui. Une mouche drosophile venue de Chine est arrivée en France en 2010. La recherche fondamentale sur les insectes défriche un certain nombre de pistes pour la combattre. 

On a eu le moustique tigre en 2004, le frelon asiatique en 2005, la pyrale du buis en 2008, maintenant la drosophila suzukii. De quoi s’agit-il ?
Les biologistes et généticiens s’intéressent depuis longtemps à la mouche dite « drosophile » (cela veut dire « qui aime l’humidité »), parce qu’elle est petite (2 ou 3 mm) et se reproduit très vite (une génération tous les quinze jours) : il est donc plus facile d’étudier les lois de l’hérédité chez elle que chez les éléphants. Et comme beaucoup de ces lois sont indépendantes de l’espèce, la mouche drosophile apparaissait comme un vrai bonheur pour le chercheur. Les drosophiles classiques (dites « melanogaster », c’est-à-dire : au ventre noir) aiment les fruits pourris, leurs larves s’en nourrissent. La suzukii est plus perverse : son organe qui pond les œufs est volumineux et rigide, elle s’en sert comme d’une arme pour percer la peau des fruits sains arrivés à maturité. La larve se développe alors dans le trou, attire les bactéries, les moisissures. Ses fruits favoris sont les cerises, les fraises, les framboises... En 2016, saison certes particulièrement mauvaise, on considère qu’elle a détruit près de 35 % de la production française.

D’où vient-elle ?
Elle vient de Chine, du Japon et de Corée et a été introduite accidentellement par le commerce international, comme les autres espèces invasives. C’est un phénomène analogue à l’arrivée du phylloxéra (venu des États-Unis) dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ces invasions sont plus nombreuses aujourd’hui avec la mondialisation, malgré les réglementations et les contrôles.

Comment lutter contre cet insecte ?
Les intrants chimiques qui permettent de le tuer posent deux problèmes. 1) La suzukii pond juste avant la mise des fruits sur le marché, or il est interdit de traiter ainsi, par la chimie, pendant une période de latence précédant la vente. 2) Il y a (à juste titre) une politique volontariste pour limiter les insecticides. Il faut donc trouver des méthodes alternatives. En général, les producteurs n’y sont pas opposés. Évidemment, il y a une pression des syndicats de producteurs (et probablement des industries chimiques) pour diminuer la période de latence.

Alors que faire ?
On a d’abord des méthodes préventives (nettoyer les vergers, récolter fréquemment, bien gérer les déchets, bien aérer, isoler le verger des plantes aimées de la mouche, bien contrôler la présence du ravageur à la sortie de l’hiver, etc.). Il existe des protections par filets, mais elles sont chères et empêchent aussi le passage d’insectes, ennemis potentiels naturels, qui pourraient réguler naturellement les populations de suzukii. Il y a le piégeage massif, mais ça ne marche pas très bien. L’idéal serait de mettre en place une lutte biologique, c’est-à-dire de trouver un ennemi naturel des suzukii qui ne fasse pas de dégâts par ailleurs, un peu comme les coccinelles pour les pucerons. Pour le moment, on n’en connaît pas.

Comment fait-on en Chine ?
Aller chercher un ennemi naturel dans l’aire d’origine (ici en Chine) est une bonne idée. Il semble qu’il pourrait en exister de meilleurs qu’en France. Mais on ne peut pas importer sans précautions de nouvelles espèces, il y a trop d’effets secondaires possibles : on doit procéder à des confinements, des quarantaines, se conformer à de nombreux contrôles. Seul l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) a les structures pour cela, ce sera un processus très lent, comme pour mettre un nouveau médicament sur le marché.

Il s’agit forcément d’une recherche collective impliquant beaucoup de monde.
Effectivement. Par exemple, le Centre technique interprofessionnel des fruits et légumes (CTIFL), organisme privé sans but lucratif et d’utilité publique, créé en 1952, coordonne de nombreuses études avec des laboratoires de recherche, des associations, des centres expérimentaux. Notre laboratoire (de biométrie et biologie évolutive) participe au projet dit « CASDAR » (2013-2016) sur ce sujet.

Quelle a été la nature de ta participation ?
Mes thèmes de recherche ne sont pas a priori « appliqués » à l’agronomie. J’essaie particulièrement de comprendre par quels mécanismes une espèce s’adapte à son environnement. Les insectes sont très sensibles aux variations de températures. Comment s’y adaptent-ils ? Comment et où passent-ils l’hiver ? D’où viennent les populations du printemps ?
Au début, j’avais un peu peur, parce qu’on sait bien que le temps de la recherche n’est pas le même que le temps de la production. Mais les cultivateurs sont ouverts, ils sont contents qu’on ne les abandonne pas face à ces calamités et ils comprennent qu’il n’y a pas toujours de solution immédiate simple. Il est très utile pour nous d’avoir le retour du terrain ; si on reste dans notre monde de laboratoire, on peut s’enfermer dans des situations artificielles et manquer des aspects essentiels de la vie qu’on cherche à connaître. Cependant, pour moi, cette recherche sur les mouches suzukii est plutôt une parenthèse, je reste dans la recherche fondamentale.

Est-il question de l’adaptation au changement climatique ?
Oui, c’est essentiel. Un insecte a en gros trois possibilités : mourir, rester sur place et s’adapter, enfin migrer. Tout le monde constate les migrations : on a aujourd’hui des cigales à Lyon, alors qu’elles ne se trouvaient qu’en Provence il n’y a pas si longtemps. Le moustique tigre, diverses petites guêpes remontent, année après année, la vallée du Rhône et de la Saône. Ce peut donc être un élargissement de l’aire de vie d’une espèce. Mais il ne faut pas voir ce processus comme linéaire : une espèce peut être chassée par une autre ; quand une espèce se déplace, elle peut rencontrer de nouveaux compétiteurs. Il y a de nombreuses interactions, il convient donc de ne pas avoir trop d’a priori.

 

« Les insectes ont partie liée avec les bactéries, il existe des interactions (qui peuvent être positives, négatives ou neutres) entre ces deux sortes d'êtres vivants. »


S’agit-il uniquement d’une affaire entre insectes ?
Non, les insectes ont partie liée avec les bactéries ; il existe des interactions (qui peuvent être positives, négatives ou neutres) entre ces deux sortes d’êtres vivants. Ce sont des phénomènes dits de « symbiose », les relations entre hôtes et parasites divers sont variées et assez compliquées. Une bactérie très curieuse, nommée wolbachia, peut manipuler la reproduction de son hôte pour supprimer les mâles ; une autre peut augmenter la protection contre les virus ou au contraire favoriser sa transmission. C’est grâce à des recherches de nature fondamentale et non appliquée que nous avons pu, avec ma collègue, Laurence Mouton, dégager une piste sérieuse pour lutter contre drosophila suzukii.
Voici un autre exemple : une équipe de Montpellier et une autre en Grande-Bretagne étudient les mésanges charbonnières. Elles constatent que leur date de ponte a avancé de quatorze jours en dix ans. C’est dû au fait qu’il faut des chenilles pour nourrir les poussins et que le cycle de celles-ci est également avancé de deux semaines en relation avec la période de fructification des arbres qui dépend des conditions climatiques. On voit bien dans cet exemple les cascades d’interactions entre espèces.

Tu es secrétaire de section FSU. Ton engagement syndical et ton activité de recherche sont-ils liés ?
Assez peu. Ce sont pour moi deux univers relativement autonomes. Là où il y a confluence, c’est plutôt dans la nécessité de défendre la recherche fondamentale et de ne pas se lancer uniquement dans la résolution de problèmes techniques sous prétexte de leur importance économique, sanitaire ou autre. Les deux ont leur nécessité et c’est la première qu’on a tendance à sacrifier parce que ses fruits ne rapportent pas, peuvent être lointains, aléatoires ou difficiles à imaginer. C’est pourquoi je cite toujours en signature automatique de mes courriers électroniques cette réflexion de Georges Teissier (directeur du CNRS de 1946 à 1950), lors d’une conférence à l’Union française universitaire le 21 juin 1946 : « Il ne faut pas qu’une politique stupidement utilitaire prétende discriminer, parmi les disciplines scientifiques, celles qui sont rentables et celles qui ne le sont pas. Il ne faut pas, enfin, que le contrôle nécessaire de ces activités de recherche soit abandonné aux financiers ou aux économistes. » l

*Patricia Gibert est biologiste. Elle est chargée de recherches au CNRS.

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