Lucien Sève a été un des pionniers de la bataille contre l’idéologie des « dons », prétendant expliquer l’échec scolaire par des inégalités biologiques de départ entre les enfants. Aujourd’hui encore, cette conception a la vie dure et constitue un des obstacles à la démocratisation de l’école.
Le grand article de Lucien Sève, « Les dons n’existent pas », paraît dans L’École et la Nation en 1964. Il fait suite à deux articles en 1962 et 1963, qui avaient été commandés à l’auteur pour argumenter sur la question de « l’échec scolaire » contre les politiques gaulliennes. Ces dernières unifiaient l’école primaire, mais pas le collège, créé avec des filières étanches où étaient orientés les élèves, officiellement selon leurs « dons », en réalité selon les origines sociales. Le gouvernement évitait alors le « tronc commun » prévu par le Plan Langevin-Wallon quinze ans plus tôt, tout en concédant une part de démocratisation, mais limitée aux besoins économiques du capitalisme et en contenant la démographisation scolaire par l’élimination sociale des baby-boomers.
« À partir de Marx, Lucien Sève insiste sur la distinction entre l’homme et l’animal : l’humain naissant inachevé (en particulier sur le plan des connexions neuronales), sa biologie est très “plastique” selon l’expérience acquise (des connexions peuvent être encouragées ou non). »
L’argumentaire de Sève le conduit à déconstruire l’idéologie sous-jacente à cette sélection, celle de la croyance dans le caractère biologique de l’intelligence, donc son aspect irréversible conduisant au fatalisme quant à l’éducabilité. L’argumentaire suscite le débat voire les réticences dans le courrier des lecteurs et dans la rédaction, d’où des demandes de précision et de synthèse, dans l’article de 1964, dont la publication n’est décidée qu’à une faible majorité. Ces réticences sont instructives.
Les gênes ne sont pas la cause directe de l’intelligence
L’idéologie des dons était très ancrée dans la société, et nombre de cadres locaux du PCF eux-mêmes étaient le produit de la politique méritocratique de promotion au compte-gouttes des enfants du peuple par l’école des IIIe et IVe Républiques, ce qui explique une partie des réactions des lecteurs. Surtout, la critique de l’idée de « dons » fait craindre de raviver le discrédit du mouvement communiste dans la communauté scientifique suite à l’affaire Lyssenko en URSS dans la décennie précédente, lequel avait nié l’existence des chromosomes et des gènes en opposant deux sciences, bourgeoise et prolétarienne. Il fallait donc convaincre pour lever les craintes de lyssenkisme. En résumé, à partir de Marx, Lucien Sève insiste sur la distinction entre l’homme et l’animal : l’humain naissant inachevé (en particulier sur le plan des connexions neuronales), sa biologie est très « plastique » selon l’expérience acquise (des connexions peuvent être encouragées ou non). La génétique n’est pas niée, mais elle n’est que le support du développement psychique qui se réalise par le contact avec la « culture accumulée », dans les outils et signes « objectivés », ce qui permet donc des transformations beaucoup plus rapides de l’espèce que chez les animaux ou les plantes : les gènes ne sont pas la cause directe de l’intelligence. Ainsi Lucien Sève propose d’inscrire l’approche du psychisme humain dans un matérialisme historique, et pas dans un « matérialisme biologiste » que sous-tend l’idée de dons, alors que ce dernier séduisait des militants soucieux de substituer une approche matérialiste à l’idéalisme. Il développera un peu plus tard, dans Marxisme et théorie de la personnalité en 1969, le fait que les expériences humaines sont tramées par des « formes historiques d’individualité », telles que les modalités de relation entre capital et travail à une période donnée, ou la succession des âges (formation initiale, activité professionnelle, retraite) qui organisent la vie sociale, formes qui se transforment du fait des conditions économiques, des luttes sociales et des découvertes scientifiques et techniques.
« Tous les élèves sont capables d’apprendre la culture scolaire commune, il n’y a pas de fatalité biologique, psychique ou sociale si l’on crée les conditions d’une amélioration de l’école. »
De plus, les critiques faites à Sève du risque de « polémique » sont à resituer dans la période où le PCF tente de sortir de son isolement durant la guerre froide et dans les prémices du programme commun. C’est aussi la période de remous entre intellectuels communistes, recoupant en partie ces enjeux entre rassemblement consensuel, apport théorique rigoureux, et articulation entre eux, dans un contexte international de différences de positions au sein du camp communiste. Comme pour toute organisation militante, à différentes époques, il faut à la fois éviter de s’isoler pour pouvoir rassembler autour de causes et les rendre victorieuses, et éviter d’être inutile en ne défendant que les causes déjà consensuelles à gauche. De 1964 à fin 1966, la direction du PCF et de la revue restent prudents, jusqu’à ce qu’apparaissent plusieurs opinions convergentes et soutiens extérieurs. D’abord, l’article paraît le même mois que Les Héritiers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, qui critiquent l’idée de dons. Ensuite, Jean Rostand, généticien émérite insoupçonnable de connivence, affirme que la thèse de Sève est fondée. Ensuite, le débat s’engage dans les syndicats enseignants et mouvements pédagogiques (le Groupe français d’éducation nouvelle en particulier). Dès 1967, la critique du fatalisme biologique devient une position officielle du PCF, et elle est intégrée au projet de loi (coordonné par Pierre Juquin) comme alternative aux lois gaulliennes pour réclamer une réelle démocratisation scolaire, jusqu’à devenir une bataille emblématique.
Militer pour la démocratisation scolaire
Cet article a constitué un repère pour de nombreux militants de la démocratisation scolaire, contre les politiques conduites depuis soixante ans qui ne créent que très partiellement les conditions de l’apprentissage scolaire, et qui attribuent « l’échec » aux élèves et/ou à leur famille. En effet, « Les dons n’existent pas » a inspiré des articles dans L’École et la Nation critiques des idéologies successives du fatalisme pédagogique. Ce sont d’abord des articles qui réitèrent l’invalidité du déterminisme biologique, puis la bataille contre les réformes des « compétences » et « rythmes individuels » dans la loi d’orientation sur l’éducation de 1989, qui individualise la conception de « l’échec », en rendant l’élève responsable, et en initiant une école à la carte selon la rapidité d’apprentissage vue comme étant « naturelle », donc biologique. C’est aussi la critique de l’idée de « handicap socioculturel » qui, si elle reconnaît le caractère de classe de l’échec, en fait porter la culpabilité aux familles plutôt que de créer les conditions pour que l’école comble l’écart entre la culture savante et celle de la majorité des familles.
Le décès de Lucien Sève coïncide avec une offensive rare contre l’égalité scolaire, à l’occasion du confinement et du déconfinement, instrumentalisé par le pouvoir. Ce dernier différencie les objectifs selon l’origine sociale des élèves pour l’année qui vient, et installe de fait la fin de la scolarité unique, en transférant des pans entiers de la culture commune aux possibilités des collectivités (éducation physique et sportive, éducation musicale, arts plastiques) ainsi qu’aux familles ou au marché (options, programme complet au-delà du socle, etc.) au motif que les enfants auraient des besoins inégaux. Au-delà de la question sanitaire urgente, c’est le projet d’école et de société qui est en jeu.
« Le pouvoir installe de fait la fin de la scolarité unique, en transférant des pans entiers de la culture commune aux possibilités des collectivités, éducation physique et sportive, éducation musicale, arts plastiques ainsi qu’aux familles ou au marché. »
Une campagne d’idées et d’actions de la même ampleur que celle contre les « dons » est nécessaire. Elle implique de ne pas se satisfaire de ce qui fait déjà accord entre forces politiques variées, faute de quoi on renonce immédiatement à l’égalité des objectifs (les déclarations du Parti socialiste et de la France insoumise à ce jour acceptent tacitement les choses, en n’insistant pas sur les conditions d’une réelle rentrée de tous en septembre). Cela passe par le fait d’oser porter des idées novatrices, originales. Cela requiert simultanément de tisser des rassemblements avec tous ceux qui pensent que tous les élèves sont capables d’apprendre la culture scolaire commune, de convaincre qu’il n’y a pas de fatalité (biologique, psychique ou sociale) si l’on crée les conditions d’une amélioration de l’école. Des forces commencent à se mobiliser contre les mesures imposées sans débat par Jean-Michel Blanquer. L’immense majorité de la population a intérêt à résister et à obtenir cette nouvelle phase de démocratisation scolaire. Agissons sans attendre pour amplifier la bataille que nous avons engagée.
Stéphane Bonnéry est professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-8.
Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020