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Lêdo Ivo, né en 1924 au Brésil, dans la ville portuaire de Maceió, est le père d’une œuvre vaste : romans, recueils de poèmes et de nouvelles, essais… Requiem est un long et puissant poème en huit parties, inspiré au poète par la perte de sa femme.

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La mer avance comme une épée.
Pour cette traversée je n’emporte rien
à l’exception de ce qui est resté de moi,
les débris prouvant mon naufrage.
J’ai marché au milieu de la foule. J’ai entendu la rumeur du monde
dans la voix du démagogue, dans le reggae retentissant, dans le cri du vendeur ambulant, dans les turbines
d’un jet, dans l’imprécation des pauvres impatients à l’arrêt du bus, dans le murmure amoureux qui éclaire
les ténèbres, dans la pluie fulgurante.
J’ai discuté avec la pierre et j’ai connu
son silence et son épaisseur ; et un arbre d’écume
a fleuri pour moi dans le matin lumineux.
J’ai vu le vent souffler sur les terres inondées
et enlacer la misère du monde.
Tel un bûcheron, j’ai enfermé mon jour et attendu
la nuit.
Elle est venue aveugler le fil de la hache inclinée contre le mur,
et les bûches se sont trouvées stockées sous l’abri jusqu’à devenir cendre odorante.
J’ai vu le cheval boiteux descendre la colline et hennir
à la lumière des étoiles.
J’ai tenté d’ouvrir la porte qui est toujours fermée.
J’ai traversé les ponts des grandes villes,
respiré l’amour et bu l’univers,
et j’ai revu la mer, substantielle comme le vin et le pain.

J’ai été un homme parmi les hommes, un regard parmi les regards,
et à présent je suis seul.
J’ai toujours été amour dans le lit mémorable
et aujourd’hui ma main errante ne trouve que
les ténèbres
là où se trouvait le corps bien-aimé.
Un océan muet m’entoure
blanc comme un linceul.
Et la pluie tombe et lave
les latrines de la mort.

Lêdo Ivo, Requiem, 2008, traduit par Philippe Chéron
par Christian Tanguy, La Part commune, 2012.

 

L’ouvrage s’ouvre sur une épigraphe, le vers énigmatique de Mallarmé, tiré du « Tombeau de Verlaine » : « Un peu profond ruisseau calomnié la mort ». Il fallait l’entendre prononcer le vers, en français, avec son accent des terres lointaines, paraît-il… On a dit tant de choses sur ce vers, à tort et à travers, comme on a dit tant de choses sur la mort. Lêdo Ivo ne glose pas. Il revient simplement sur les bords du ruisseau. La mort ne se dit pas, elle se vit à travers la mort de l’autre. Le livre s’inscrit dans un travail de deuil. Requiem, c’est la poésie de l’absence : « Un océan muet m’entoure / blanc comme un linceul. / Et la pluie tombe et lave / les latrines de la mort. » Cette absence amène à la révélation d’une absence plus universelle, qui va à l’encontre de la métaphysique occidentale de l’Être : « Et la vie s’évapore / dans un ciel qui n’abrite aucun dieu » et « La mort seule enseigne que les anges n’existent pas. » L’aimée va rejoindre le non-lieu du rêve. Il n’y a rien, rien qu’une nuit « pure et vide ». La mort simple, peu profonde, Mallarmé nous le disait déjà. Il n’y a rien ; que le lieu, l’ « Aqui » qui ouvre le poème, l’ « ici » de l’être-là-seul du poète, qu’il peuple comme il peut de ses mots et d’évocations concrètes et touchantes.
Cette simplicité, c’est aussi celle de la poésie. Je ne sais pas si les mots du poète sont faciles à traduire, si le traduttore se fit davantage traditore, mais le travail de Philippe Chéron me semble remarquable : le vers coule avec aisance, naturel et sincérité. Tout semble si simple, si tendre ! L’évocation des rues, de la nature, de la vie quotidienne, des gens, tout est source d’une profonde émotion. Lêdo Ivo parvient à renouveler des images tombées dans l’eau de rose empoisonnée : « Et j’ai toujours aimé l’amour, qui est comme les artichauts / quelque chose que l’on effeuille, qui dissimule / un cœur vert impossible à effeuiller. » Le poème passe et repasse entre la strophe longue, espèce de laisse élégiaque, et le tercet plus propre aux invocations, au ressassement de l’anaphore…
Si la mort est simple, le deuil n’en est pas moins douloureux. Et difficile. Le poète recherche partout, dans toutes les réalités, sa bien-aimée. Voyage, errance, vagabondage… il constate que c’est grâce à sa femme qui a été « un homme parmi les hommes ». Maintenant, il observe ses semblables avec étonnement. Il ne reconnaît plus la « rumeur du monde », il s’efforce de la saisir, mais elle lui demeure étrangère. Que reste-t-il à faire ? Reprendre son souffle avant d’envisager sa propre finitude. Lêdo Ivo est mort le 23 décembre 2012, à Séville, loin de sa patrie. Le poème prend alors une dimension nouvelle. Je suis ému, et changé, aussi. Aujourd’hui je n’ai plus la force de faire de l’humour noir : un Requiem peut en cacher un autre… Lêdo Ivo nous laisse un grand poème. Venez, laissez la calomnie et approchez du ruisseau clair.

Victor Blanc

Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018