L'année 2018 aura été assurément marquée par ces deux couleurs : le rouge des gilets syndicaux des cheminots au printemps ; le jaune des acteurs d’un mouvement inédit à l’automne. Il faudrait de très amples enquêtes pour tirer tous les enseignements de cette année d’intensité revendicative mais avançons déjà quelques pistes.
Primo, le séisme électoral de 2017 n’est décidément pas de ces événements qui ferment une période de quarante ans pour en ouvrir une autre dont la configuration serait destinée à être stable pour les quarante prochaines années. Autrement dit, elle n’est ni morte ni achevée, cette houle profonde capable de mettre à terre le PS et d’élever au sommet des mouvements sans existence quelques mois plus tôt. Notre peuple continue de chercher, non sans fièvre, des issues. Le grand chambardement électoral de 2017 n’était pas une parenthèse à présent refermée mais bien plutôt le signe d’un grand chambardement politique assurément inachevé.
Secundo, le pouvoir macronien qui se présentait comme une issue neuve est à présent marqué au fer rouge par son orientation de classe. Pour toutes et tous, Macron est « le président des riches ». Par contraste avec ses cadeaux complaisants aux puissants, notre Thatcher au petit pied s’est montré d’une surdité têtue face aux revendications populaires, face à la mobilisation historique des cheminots si largement unis contre sa « réforme » de la SNCF, face aux syndicats, face aux parlementaires, aux élus locaux… Troisième trait d’un portrait reconnaissable comme un profil sur une pièce à Varennes : Macron décide seul, s’entourant de quelques hommes à lui étroitement liés, n’hésitant pas à recourir à une violence déchaînée. Le président est désormais l’homme aux trois visages : Macron-Guizot, Macron-Thatcher, Macron-Benalla. Ces clichés lui colleront à la peau : adolescents mains sur la tête, blindés dans les avenues…
« Dans les cortèges, sur les ronds-points, dans les familles, dans les entreprises, la politique s’invite partout avec son cortège de grandes questions.»
Tertio, la dureté du pouvoir macronien, son refus de toute négociation renforcent l’idée que l’action violente est seule à même de le faire reculer. Le phénomène était déjà sensible dans les mouvements sociaux des toutes dernières années, après tant de mobilisations syndicales ignorées, méprisées et piétinées par les pouvoirs successifs. Bien sûr, celles et ceux qui se livrent à des actions illégales restent une étroite minorité mais le soutien à leur démarche ou la compréhension de celle-ci gagne des couches croissantes de notre société. Il n’y a peut-être pas là une belle matière à se réjouir pour un révolutionnaire de notre siècle…
Quarto, le petit jeu identitaire dans lequel on nous étouffe depuis des décennies n’a pas la toute-puissante emprise qu’on lui prête volontiers. La question sociale a tenu le haut du pavé en 2018, gilets jaunes compris. Au grand dam d’Éric Brunet et consorts qui n’aiment « le peuple » qu’à la condition qu’il épouse leurs propres turpitudes racistes et leurs obsessions antimusulmanes, c’est l’épouvantable question des salaires, de la fiscalité, de la démocratie qui tiennent et conservent le devant de la scène.
« À nous de ne pas laisser le mépris de classe délégitimer la mobilisation populaire des gilets jaunes ; à nous de valoriser les premiers succès – pour partiels et contournés qu’ils soient – de ces mobilisations.»
Pour sûr, il y a bien des couleurs, motifs et nuances à apporter au tableau. Côté limites et ambivalences, c’est ainsi la personne d’Emmanuel Macron qui concentre une grande part du mécontentement plutôt que la classe de celles et ceux qu’il sert. Ce sont les riches qui retiennent l’attention et, avec eux, l’impôt de solidarité sur la fortune (3 milliards) plutôt que le capital ou le CICE (40 milliards !). Face à l’écœurement d’alternances sans changement de cap, ce sont à peu près toutes les formations politiques (partis, mouvements, d’hier ou d’aujourd’hui…) qui sont rejetées sur fond d’une suspicion large à l’endroit de presque tous les élus. Sans clore la liste, pointons que les gilets jaunes, pas plus que les syndicats n’ont vraiment réussi, cette année, à démultiplier le nombre de personnes engagées personnellement dans les luttes et mobilisations. Demeurent une – belle – minorité de protagonistes et de larges masses les soutenant à distance.
« À nous encore, exercice délicat mais incontournable, de rappeler le fil rouge qui lie les mobilisations sociales aux mobilisations électorales, à l’approche d’élections européennes promises à tous les périls si les milieux populaires désertent les isoloirs.»
Tout cela est vrai et beaucoup d’autres limites ici guère évoquées mais quelle année politique ! Dans les cortèges, sur les ronds-points, dans les familles, dans les entreprises, la politique s’invite partout avec son cortège de grandes questions : quelle fiscalité juste ? quelle rémunération juste ? quel fonctionnement démocratique ? Autant de sujets, « en temps normal », si souvent écrasés dans les conversations de tous les jours, par le temps qu’il fait, l’anniversaire du petit dernier ou le rhume du moment…
À nous de ne pas laisser le mépris de classe délégitimer la mobilisation populaire des gilets jaunes ; à nous de valoriser les premiers succès – pour partiels et contournés qu’ils soient – de ces mobilisations, de souligner ce qui, dans l’expérience concrète, doit valoir encouragement à la lutte ; à nous de prolonger le combat pour ces revendications décisives imposées au centre de l’attention. À nous aussi d’affronter sans faux-fuyant, sans démagogie, sans suffisance, la question de l’organisation car elle se pose pour tout le monde (faut-il s’organiser pour être efficace ? comment le faire tout en restant maître de son action, de son sens ?). À nous encore, exercice délicat mais incontournable, de rappeler le fil rouge qui lie les mobilisations sociales aux mobilisations électorales, à l’approche d’élections européennes promises à tous les périls si les milieux populaires désertent les isoloirs.
Cette floraison de gilets rouges et jaunes en 2018 est une chance historique pour le progrès de l’unité de classe. Elle demeure, comme toujours, une chance fragile que les possédants œuvrent à écraser mais, pour peu que les intérêts profonds ne soient pas oubliés, le rouge et le jaune peuvent créer un bouquet éclatant pour 2019.
Avec un peu de mémoire, on se rappellera pour cette nouvelle année que les roses peuvent être rouges et qu’on a longtemps produit la couleur jaune à partir d’une sorte de réséda – la gaude. Avec un peu de mémoire, on se rappellera donc la leçon d’Aragon de 1943. Le rouge et le jaune, la rose et le réséda… Celui qui portait gilet, celui qui n’en portait pas… Un rebelle est un rebelle… Fou qui fait le délicat Fou qui songe à ses querelles… Mûrisse un raisin muscat.
Le rouge et le jaune, la rose et le réséda…
Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.
Cause commune n° 9 • janvier/février 2019
