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Entre le traité de Rome en 1957 et aujourd’hui, l’Europe et le monde ne sont pas restés immobiles. Durant soixante ans, le PCF a cherché à prendre en compte les aspirations des peuples face aux nouvelles exigences du capital.

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Entretien avec Francis Wurtz

 

 

On nous dit : « Le PCF était contre le projet européen à sa création, maintenant il est pour. » Est-ce vrai ?
Disons que c’est un raccourci trompeur. Nous ne sommes pas « pour LE projet européen » (sous-entendu celui que nous combattions « à sa création ») mais pour UN projet européen, à bien des égards en rupture avec celui des années 1950 comme avec celui que nous subissons aujourd’hui.
 
L’UE est une machine à dumping social, réglementaire et environnemental. Le projet européen a-t-il été « dévoyé » ou tout était-il déjà en germe dans le traité de Rome ?
Oui, le ver (libéral) était dans le fruit dès le traité de Rome. Mais les orientations et le fonctionnement n’ont cessé de s’aggraver depuis ! Il y a eu le tournant de la fin des années 1980 (acte unique : trois cents directives de libéralisation !) et du début des années 1990 (Maastricht : « l’économie de marché ouverte où la concurrence est libre »…) Puis on a eu la fuite en avant consécutive à l’élargissement de 2004-2007 (mise en concurrence brutale des modèles sociaux pour tirer vers le moins-disant). Enfin, a été entreprise la gestion régressive et autoritaire de la crise de la zone euro à partir de 2010 (pacte budgétaire, troïka…) qui a conduit ce « projet » dans une crise existentielle.

« La libre circulation des capitaux était déjà inscrite dans le traité de Rome en 1957, mais n’a été appliquée qu’à partir de 1990 ! »

Donc, je ne dirais pas que le projet a été « dévoyé », mais qu’il s’est déployé lorsque les rapports de force, tant en Europe que dans le monde, le lui ont permis. La chute progressive du système soviétique à partir de 1989 et l’explosion concomitante de la mondialisation capitaliste ont libéré l’Union européenne d’un certain nombre d’entraves au libéralisme. Un exemple : la libre circulation des capitaux était déjà inscrite dans le traité de Rome en 1957, mais n’a été appliquée qu’à partir de 1990 !

Les discours sur l’Europe sociale sont-ils un « simple enfumage » ?
Si on pense au discours des tenants de l’ordre européen actuel, oui. La priorité aux marchés qui caractérise ce système est incompatible avec la promotion du social. En revanche, le projet européen alternatif auquel se réfère le PCF – celui d’une construction européenne visant à mobiliser tous les moyens à sa disposition en faveur de la promotion des capacités humaines – est un objectif sérieux. Imaginons que les 2 400 milliards d’euros créés à partir de rien par la Banque centrale européenne en trois ans pour conjurer le risque de déflation aient été versés aux États pour des investissements favorables à l’emploi, aux services publics et à la transition écologique plutôt que d’être mis à la disposition des banques sans condition quant à leur utilisation ! Cela renverserait la tendance en faveur du social au sens large ! Or, techniquement, rien ne s’y oppose. C’est une question de rapport des forces !

L’existence du traité de Maastricht (1992) a-t-elle conduit à une inflexion de la politique européenne du PCF ?
Oui, mais à une inflexion dans le sens d’une mobilisation décuplée contre le projet de grande envergure qui se mettait alors en place ! En témoigne l’investissement massif des communistes dans la bataille du NON à Maastricht lors du référendum de 1992. Il s’en est d’ailleurs fallu de peu que le NON l’emporte.

Quelles leçons tirer de l’expérience grecque ? Impossibilité de changer, trahison, ou encore quelque espoir ?
L’expérience grecque doit effectivement être analysée très lucidement pour en tirer les vrais enseignements. L’acharnement des dirigeants européens contre le gouvernement d’Alexis Tsipras s’explique non par des raisons économiques – les demandes des Grecs auraient été parfaitement gérables pour les finances européennes – mais par des motivations politiques. Ils voulaient, en étouffant dans l’œuf le projet Syriza, prévenir tout effet contagieux, notamment sur les autres pays du sud de l’Europe.

« En étouffant dans l’œuf le projet Syriza, les dirigeants européens ont voulu prévenir tout effet contagieux, notamment sur les autres pays du sud de l’Europe. »

Or, dans ce bras de fer si inégal – la Grèce est un petit pays très vulnérable du fait de son énorme endettement –, seule une très forte solidarité européenne lui aurait permis de l’emporter. Cette solidarité lui a fait dramatiquement défaut ! Aux réunions de l’« eurogroupe » (les ministres des Finances des dix-neuf pays de la zone euro), tous les ministres, y compris Michel Sapin, se sont alignés sur l’impitoyable Wolfgang Schäuble, le grand argentier allemand de l’époque. Le Fonds monétaire international (FMI) était également de la partie. Les marchés financiers imposaient des taux d’intérêt totalement prohibitifs. Toutes les issues furent verrouillées. Quant aux forces de gauche et syndicales européennes, si elles ont été nombreuses à manifester leur sympathie à la Grèce, elles n’ont pas été en mesure de réaliser une contre-offensive à même de desserrer l’étau. Voilà pourquoi je trouve très injuste – et un peu facile – que certaines de ces formations clouent au pilori Alexis Tsipras coupable d’avoir été contraint – une fois les caisses de l’État vides – de passer sous les fourches caudines des créanciers de son pays.
La leçon principale que je tire de cette tragédie est qu’il faut prendre conscience de l’exigence de créer un vrai rapport de force pour transformer l’UE et cela suppose non seulement un rassemblement très large dans le pays concerné, mais des convergences fortes avec d’autres peuples et, si possible, d’autres pays. La solidarité est le maître-mot.
 
Que penser du Brexit et des propositions de Frexit avancées par certains ?
Le « Brexit » est une défaite pour l’Union européenne puisque, pour la première fois, un peuple a décidé d’en sortir. C’est le summum de la crise de défiance qui ronge l’UE très au-delà de la Grande-Bretagne. Mais cela risque de se transformer aussi en une cuisante défaite pour les travailleurs britanniques ! Les hérauts du Brexit (Boris Johnson, Nigel Farage…) leur ont fait miroiter une économie de 150 millions de livres sterling par semaine (!) qui irait au renforcement de la protection sociale ! Mensonge éhonté ! En réalité, la seule perspective aujourd’hui envisagée par les « Brexiters » pour compenser le préjudice économique de la rupture de liens établis avec le continent depuis quarante-cinq ans, c’est de faire de la Grande-Bretagne un super-paradis fiscal et un champion du low cost. Pour ces ultralibéraux, les normes européennes étaient… trop sociales !
Cette expérience illustre par ailleurs le niveau atteint par les interdépendances entre pays européens. La Grande-Bretagne a beau être le pays le moins intégré dans l’UE – elle n’est ni dans la zone euro ni dans l’espace Schengen ; elle bénéficie de nombreuses dérogations ; elle touche une importante ristourne sur sa contribution au budget… –, elle est profondément déstabilisée par son retrait de l’UE, au point de demander un sursis de deux ans, voire plus, quitte à respecter durant cette période supplémentaire toutes les règles européennes sans plus avoir aucune voix au chapitre. Ce n’est décidément pas un exemple à suivre. J’ajoute que « sortir » de l’Union européenne, ce n’est en rien sortir du capitalisme ! Les marchés financiers et la guerre économique seraient toujours là. S’y ajouteraient simplement les dévaluations compétitives en cascade et le risque d’une flambée des nationalismes : pas vraiment un boulevard vers la république sociale…

Les forces progressistes semblent beaucoup plus faibles dans les autres pays européens (Hongrie, Italie, pays Baltes…), n’est-il pas illusoire, dès lors, d’espérer changer l’Europe ?
C’est effectivement utopique d’imaginer que les vingt-sept pays de l’UE veuillent tous « changer l’Europe » en même temps et de la même manière ! C’est pourquoi le PCF s’est prononcé pour une « Europe à géométrie choisie ». Cela veut dire qu’il faut arriver à faire accepter par les dirigeants de l’Union européenne l’idée qu’un pays, ou – mieux – un groupe de pays, puisse coopérer avec tous les autres membres dans certains domaines mais pas dans d’autres. Naturellement, il faut que ces choix soient cohérents : si un pays veut que ses services publics soient mis à l’abri de la concurrence, ces entreprises publiques ne pourront pas conquérir des marchés dans d’autres pays. Si un pays veut bénéficier de la solidarité financière des autres, il ne peut pas leur refuser d’autres formes de solidarité, comme l’accueil de réfugiés. Ce type d’union serait certes beaucoup plus différencié que l’actuel, mais en définitive certainement mieux accepté par les peuples, car il résulterait de choix démocratiques de chacun d’eux.
Cela étant précisé, il est vrai que notre approche des enjeux européens a évolué, comme ont évolué ces enjeux eux-mêmes. Les interdépendances qui existent de nos jours entre les pays membres – certains le sont depuis plus de soixante ans ! – n’ont rigoureusement rien à voir avec la situation qui prévalait au départ ! Nous sommes favorables à une construction européenne conçue à la fois pour protéger les Européens contre les effets pervers de l’actuelle mondialisation et pour mettre son poids pour contribuer à humaniser cette mondialisation.
En 2005, lors de la campagne du « NON de gauche » au projet de traité constitutionnel, nous avons pris cela en considération en travaillant avec succès « contre l’Europe libérale » et « pour une Europe sociale ». Nous avons affiné par la suite notre vision alternative de la construction européenne au cours d’une convention nationale en 2013, qui a donné lieu à l’élaboration collective d’un document public dont le contenu est toujours d’une grande actualité.

Francis Wurtz est député honoraire au parlement européen.

Propos recueillis par Simon Burle.

Cause commune n° 9 • janvier/février 2019