Par

L’objet numérique a investi notre quotidien pour nous simplifier la vie et nous divertir. Les plateformes numériques et publicitaires s’en sont saisies, créant une nouvelle économie basée sur l’attention à l’aide d’algorithmes et d’outils d’intelligence artificielle sans poser des questions pour les libertés numériques…  

poitevin-couv-share.jpg

La dépendance à l’objet numérique

Les dispositifs numériques nous entourent au quotidien, dans tous les actes de nos vies, sans qu’il existe encore d’espace ou de temps dans lesquels ils n’ont pas leur place. Ils sont ubiquitaires et notre rapport à ces objets confinent bien souvent à une dépendance sévère, tant nous sommes devenus tributaires des services qui s’y trouvent, du calendrier aux réseaux sociaux, en passant par les panneaux d’affichage ou les caméras de gestion du trafic routier. Ces dispositifs numériques ne sont pas seulement ceux que nous emportons avec nous (téléphone, ordinateur, etc.), mais aussi tous ceux qui – que nous les connaissions ou non – contribuent à la gestion de nos vies comme la surveillance de l’ordre public ou encore l’automatisation des tâches bancaires. Si nous jugeons parfois notre dépendance à ces objets avec une certaine complaisance amusée, c’est souvent pour nous masquer qu’en réalité, nous avons bien compris que nous ne pouvons plus vivre en dehors de ce monde numérisé et que cela ne dépend pas seulement de notre volonté.

graphsciences.jpg

L’économie de l’attention

Nous nous surprenons bien souvent soit à perdre du temps sur nos téléphones en faisant défiler des images ou des vidéos sans intérêt ou encore nous sommes happés par le flot d’informations disparates sur nos écrans, mêlées à des publicités. Or ce temps passé ou perdu, chacun jugera, nous ne le maîtrisons pas toujours, mais bien souvent nous sommes simplement entraînés par un engrenage qui nous prive soudainement de tout recul. Tant que nous sommes en immersion dans nos écrans, nous perdons la notion du temps comme celle de l’espace, nous nous oublions face au monde environnant. Ce phénomène n’est pas dû à la simple magie des dispositifs numériques, mais correspond à la manière même dont ils sont fabriqués en vue de nous transformer nous-mêmes en objets. C’est pour partie ce que l’on appelle l’économie de l’attention : les écrans captent notre attention, à notre insu, pour récolter des données permettant de cibler nos contenus, de sorte que nous restions encore plus longtemps ou revenions le plus souvent possible sur ces écrans qui continuent à capter nos données, etc. D’aucuns penseront qu’il s’agit là de services supplémentaires, appelleront cela la personnalisation de l’expérience utilisateur. Je pense qu’il n’en est rien et que cette partie émergée de l’iceberg numérique cache aux yeux du plus grand nombre une industrie liberticide destructrice des liens humains en vue de servir les intérêts de quelques-uns.

« Rien n'échappe au traçage numérique de nos existences puisque nous ne pouvons – presque – plus rien faire sans dispositif numérique. »

La logique capitaliste derrière les algorithmes de classification et d’influence

La personnalisation des contenus publicitaires sur le Web a d’abord servi aux entreprises des domaines numériques à engranger une manne financière qui leur a permis de développer d’autres projets. Les annonceurs ont accepté de payer des sommes considérables pour bénéficier des recommandations, mises en avant et autres bandeaux publicitaires qui ponctuent les pages sur lesquelles nous naviguons. En récoltant toutes sortes de données issues de nos propres comportements en tant qu’internautes, les industriels du secteur ont constitué un trésor d’informations sur chacun d’entre nous, qui leur permet, par la création d’algorithmes spécifiques, d’essayer de déterminer nos comportements. Par déterminer, il faut entendre deux choses distinctes mais liées : deviner nos comportements futurs et les influencer. En utilisant les données collectées sur chacun, ces industries visent à catégoriser chaque type de comportement, en observant les habitudes de vie, les pensées exprimées sur le Web ou dans nos courriels, mais aussi les gens que nous fréquentons dans la « vraie » vie ou sur les réseaux sociaux, les films que nous regardons et même nos petits penchants individuels honteux. Rien n'échappe au traçage numérique de nos existences puisque nous ne pouvons – presque – plus rien faire sans dispositif numérique. Or ces objets et ces  services numériques ont été produits par une industrie privée qui cherche, c’est bien naturel, son propre profit aux dépens des autres. Et nous sommes devenus des produits autant que des consommateurs : nous sommes consommés à proportion de ce que nous consommons. Le meilleur moyen de maximiser les profits en lien avec les comportements des humains, c’est encore de les influencer, de les déterminer, de faire en sorte qu’ils correspondent à quelque chose de prévisible, donc qui peut être anticipé et générer du profit soit par la fourniture de biens, soit par la captation continue de données supplémentaires. Ainsi en est-il des « bulles de filtre » que nous connaissons bien sur les réseaux sociaux : l’algorithme nous recommande, sur le fil que nous suivons, les contenus qui sont de nature à nous faire inter-agir (ne serait-ce qu’en aimant une publication), de sorte que nous nous retrouvons comme enfermés dans une seule vision du monde, facile à déterminer à l’avenir.

« Sans possibilité de débattre ensemble des orientations de la technique, notamment numérique, nous continuerons à nous enfermer dans la servitude technique. »

Libertés numériques

Il n’y a ici aucun complot qui viserait à l’anéantissement de l’humanité, mais seulement une stratégie industrielle en vue de la maximisation du profit. Mais la conséquence de cette stratégie, c’est bien, malgré tout, une atteinte sans précédent à ce qui fait de nous des êtres humains en nous privant de nos libertés fondamentales, puisque ces dispositifs numériques en viennent même à remettre en cause notre liberté de concevoir des idées librement, et en dénaturant les rapports que nous pouvons avoir avec le monde et les autres. Cette stratégie ne peut fonctionner seule : elle a besoin d’une structure qui la porte à toutes les échelles de nos vies. C’est pourquoi elle repose sur un véritable système de servitude numérique organisée sous la forme d’une pyramide d’intérêts entre les acteurs économiques et politiques et jusque dans le peuple. Chaque niveau de la pyramide est constitué par des acteurs qui, parce qu’ils cherchent l’accomplissement de leurs objectifs, servent les intérêts supérieurs en captant les données des strates inférieures.

« Les écrans captent notre attention, à notre insu, pour récolter des données permettant de cibler nos contenus. »

Intelligence artificielle

Le dernier « outil » à la mode de ce système de servitude est sans aucun doute l’intelligence artificielle que ces industries cherchent à nous imposer dans nos vies. Il devient impossible de faire une recherche sur Internet sans qu’une IA ne nous « vienne en aide », ni même, bientôt, de s’adresser à une administration sans qu’une IA ne se mette en travers de notre chemin. Chaque usage de ces IA, qui parfois nous paraît pourtant bien anodin, constitue un moyen supplémentaire de capter nos données et de définir nos comportements, nous privant ainsi un peu plus de notre humanité.

« La stratégie industrielle en vue de la maximisation du profit reposesur un véritable système de servitude numérique organisée sous la forme d’une pyramide d’intérêts entre les acteurs économiques et politiques et jusque dans le peuple. »

Perspectives

C’est la raison pour laquelle il est plus qu’urgent de mettre d’abord le pied sur le frein pour ralentir le flot des « innovations », puis de définir collectivement la ou les techniques que nous voulons pour nos vies, en comprenant les mécanismes à l’œuvre dans les différents produits qui nous sont fournis ou vendus. Sans possibilité de débattre ensemble des orientations de la technique, notamment numérique, nous continuerons à nous enfermer dans la servitude technique.

Dominique Poitevin est docteur en philosophie.

Cause commune 40 • septembre/octobre 2024