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Entretien avec Sacha Loeve.

En 1950, la richesse d’un pays se mesurait par sa production de charbon et d’acier. Aujourd’hui, on nous explique qu’il faut « décarboner » pour contenir le réchauffement climatique. Mais le carbone, c’est aussi la vie, la chimie « organique », des matériaux haute performance, etc. Dans Carbone, ses vies, ses œuvres (Seuil, 2018), Bernadette Bensaude-Vincent et Sacha Loeve s’emploient à examiner ce mystérieux carbone de tous les points de vue.

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Le carbone est-il l’ennemi, le responsable du changement climatique ?
Ce n’est pas le carbone lui-même, c’est l’excès d’émissions de gaz à effet de serre, dont le CO2, dans l’atmosphère. En volume d’émissions, le premier gaz à effet de serre est… la vapeur d’eau (55 %), mais son temps de résidence dans l’atmosphère est très bref : c’est le temps de la météo. Le CO2 vient en second (39 %), mais en volume, non en virulence. Ainsi le méthane (CH4) a un potentiel de réchauffement global (PRG) de vingt-huit fois celui du CO2 sur une période de cent ans et de soixante-douze fois sur vingt ans ; l’acide nitreux (N2O) a un PRG de 296 et l’hexafluorure de soufre (SF6) 22 800. La focalisation sur le CO2 s’explique en fait par le choix de ce gaz comme unité de référence : son PRG est fixé par convention à 1 sur cent ans. Ce choix, acté par les premières conférences des parties (COP) dans le cadre du protocole de Kyoto, a surtout une justification stratégique : symboliquement, la focalisation sur le CO2 permet de relier les enjeux du réchauffement climatique et de notre dépendance aux énergies fossiles, ce qu’un autre gaz n’aurait pas permis. Comme l’élément carbone, il joue un rôle de standard et d’outil de comptage permettant, paradoxalement, de mener des politiques climatiques à l’échelle mondiale. Il fournit une commune mesure.
L’expression « décarboner » est un abus de langage ; il s’agit plutôt de jouer sur les différents états réduits/oxydés du carbone et leur cinétique temporelle. La source du problème climatique n’est pas la quantité de carbone elle-même, ce qui est absurde, mais le déséquilibre entre la quantité de carbone oxydé (le CO2, « dioxyde » de carbone) émise dans l’atmosphère et les océans, et la quantité absorbée sous forme de carbone organique ou minéral (CaCO3). D’un point de vue chimique, le problème est que la Terre s’oxyde.

« C’est grâce au carbone que la chimie, à partir des années 1860, a pu passer de l’analyse à la synthèse et produire pigments, médicaments, engrais, plastiques, etc. »

Pourquoi de nombreux pays sont-ils passés du charbon au pétrole ?
Ce n’est pas pour des raisons climatiques, mais en fonction d’enjeux économiques et sociaux – sans parler des enjeux militaires : « Le pétrole est aussi nécessaire que le sang dans les batailles à venir », écrit Clemenceau à Wilson en 1917. Le basculement de l’économie du charbon vers le pétrole s’explique en partie par les différences des modes d’extraction et de circulation du carbone. En effet, les mines de charbon favorisent les solidarités entre ouvriers, qui sont regroupés, elles sont faciles à bloquer ; les grèves des mineurs ont d’ailleurs longtemps été un important instrument de pression syndicale et politique. L’extraction du pétrole, en revanche, requiert peu de main-d’œuvre : puits de forage et pipelines sont automatisés et ne constituent plus des points de blocage. En outre, le pétrole, beaucoup plus léger, est bien plus facile à transporter, notamment par navire. L’Angleterre, maîtresse des mers et reine des colonies du Moyen-Orient, l’a bien compris dans la première moitié du XXe siècle.

Sans quitter l’économie, revenons à l’écologie : qu’est-ce que la finance carbone ?
À l’heure actuelle, celle-ci nous est présentée comme le principal instrument de lutte contre le réchauffement climatique. Depuis le protocole de Kyoto, les émissions de gaz à effet de serre se voient attribuer un prix, variable, mais établi sur la base du carbone pris comme unité de compte et d’échange. Chacun des quatre-vingt-quatre États signataires alloue des quotas à ses entreprises les plus émettrices de gaz à effet de serre ; les entreprises qui dépassent leurs quotas peuvent soit acheter des droits d’émission à celles qui en ont capitalisé, soit acquérir des « crédits carbone » par lesquels elles financent des projets de réduction d’émissions de gaz à effet de serre ou d’absorption de CO2 dans des pays en voie de développement.
Ce marché repose sur le constat que réduire les émissions de gaz à effet de serre a un coût pour les industriels en matière d’investissement et/ou de manque à gagner. Tant que le prix d’émission est supérieur au coût des réductions, réduire équivaut à réaliser un profit, matérialisé par l’acquisition de droits d’émissions, qui sont revendus par les entreprises les plus « vertueuses » à celles qui ont dépassé leur plafond. Après quoi le prix du carbone évolue en fonction de l’offre et de la demande.

Quelle différence y a-t-il entre « marché carbone » et « taxe carbone » ?
Dans le premier cas, le prix de la tonne de carbone-équivalent est fixé par le « libre » jeu des acteurs du marché (c’est incitatif), tandis que, dans le second, ce prix est fixé en amont et vient déterminer le prix de marché de tout bien ou service directement ou indirectement émetteur (c’est coercitif). Le marché carbone mise sur le capitalisme pour tempérer le climat, la taxe miserait plutôt sur le climat pour tempérer le capitalisme…

« La focalisation sur le CO2 permet de relier les enjeux du réchauffement climatique et de notre dépendance aux énergies fossiles, ce qu’un autre gaz n’aurait pas permis. »

Le marché carbone repose sur l’idée d’une balance entre gaz émis et gaz évités, grâce à un mécanisme financier appelé « compensation ». Or ce mécanisme ignore la contradiction entre réversibilité des bénéfices et irréversibilité des dommages : pendant qu’un volume de gaz à effet de serre « attend » d’être compensé – le temps, par exemple, que les arbres poussent –, il continue à contribuer au réchauffement
climatique et à causer des effets irréversibles. L’activité émettrice est alors déclarée « neutre en carbone », alors que le résultat n’est pas le même que si ces émissions n’avaient jamais existé, ce que suggère pourtant le terme de « compensation ». La compensation carbone rappelle le système des indulgences, ce marché du pardon jadis mis en place par l’Église catholique : les pécheurs climatiques fortunés peuvent laver leurs péchés (greenwashing) en finançant de « bonnes actions » effectuées ailleurs et en d’autres temps, c’est-à-dire des réductions d’émission qu’ils n’ont pas à accomplir eux-mêmes.

En d’autres termes, peut-on dire que le capitalisme consomme le temps avec désinvolture, comme si on pouvait le reconstituer facilement ?
À travers son mode d’existence fossile, le carbone apparaît comme le temps « congelé » de la biomasse sédimentée par le lent travail des sols. Ainsi, il se présente comme une mémoire de la vie sur terre. De ce point de vue, on se méprend sur les composés carbonés que sont le charbon et le pétrole, lorsqu’on les considère comme de simples réservoirs d’énergie. C’est oublier que ces architectures moléculaires sont des ouvrages du temps qui se sont formés au cours de très longues durées. Consommer ces énergies fossiles, c’est consommer du temps. Brûler un réservoir de kérosène pour voler de Paris à New York, c’est brûler quelques millions d’années en quelques heures. Le danger est véritablement de se tromper de combat dans la lutte climatique en ne prêtant au carbone qu’une valeur de consommation au détriment de ses valeurs vitales, techniques et culturelles.

« L’extraction du pétrole requiert peu de main-d’œuvre : puits de forage et pipelines sont automatisés et ne constituent plus des points de blocage. »

Doit-on parler du carbone ou des carbones ?
On a l’habitude aujourd’hui de se placer du point de vue des chimistes qui voient le carbone comme un « élément », c’est-à-dire un atome de telle espèce définie par sa structure électronique. Pour les chimistes, le carbone, c’est l’atome de carbone. Or c’est aussi bien d’autres choses. On peut le voir sous un angle géologique, biologique, culturel, technique, économique, géopolitique… On a voulu déployer toute la palette de ses façons d’être. On s’est plutôt demandé comment on en est venu à rassembler sous un même nom des objets aussi divers que les émanations nauséabondes connues depuis l’Antiquité sous le nom d’ « air méphitique », le charbon noir et friable et le diamant, symbole de pureté et de durabilité.

Est-il toutefois possible de donner une définition du carbone ?
Non, et c’est bien l’impossibilité d’une définition unique qui a fourni le point de départ du livre. Il est vrai que les scientifiques le définissent. Pour les chimistes, tout l’être du carbone c’est sa tétravalence : le fait qu’il ait quatre électrons externes disponibles pour une grande variété d’associations stables explique toutes ses autres façons d’être, qui ne relèvent que d’un habillage de sa tétravalence fondamentale. Mais pour la physique des particules le carbone se définit par son noyau ; la stabilité du carbone 12 explique certaines propriétés de notre univers, comme la production d’énergie dans les étoiles. Sans compter les définitions des géologues, des climatologues… Chacun ramène les autres façons d’être du carbone à celle qui l’intéresse.

« Le marché carbone mise sur le capitalisme pour tempérer le climat, la taxe miserait plutôt sur le climat pour tempérer le capitalisme… »

Les chimistes n’ont pas toujours parlé du « carbone ».
Effectivement, à la fin du XVIIIe siècle, on connaissait le charbon, le diamant, le gaz carbonique (qu’on appelait « air fixé »), mais ce n’est que dans la décennie 1780, avec les expériences de combustion du diamant de Lavoisier, Guyton de Morveau, etc., qu’on établit la parenté entre ces substances. Le mot « carbone » fut alors forgé à partir du latin carbo, carbonis : braise, charbon. C’était une manière de dire « charbon » sans parler du charbon concret, mais du « corps simple » obtenu une fois le diamant réduit en cendres. C’est encore un résidu d’analyse, de combustion, qui reste tout imprégné de noir de charbon… C’est au mitan du XIXe siècle qu’on distingue vraiment l’élément carbone de ses « allotropes » (de allotropos : autres manières). Diamant, graphite (forme pure du charbon nommé à partir du grec graphein, écrire, en référence au crayon), et aujourd’hui nanotubes, fullerènes et graphènes sont du pur carbone lié à lui-même de différentes manières. Rappelons aussi que c’est grâce au carbone que la chimie, à partir des années 1860, a pu passer de l’analyse (décomposer, réduire la matière à ses constituants) à la synthèse (construire, créer de nouveaux composés aux propriétés inédites) et produire pigments, médicaments, engrais, plastiques, etc. À l’époque, on l’appelle chimie « organique » dans une stratégie de conquête du vivant et d’attaque en règle du vitalisme. Aujourd’hui, on ne sait plus très bien pourquoi on l’appelle ainsi, mais le lien entre chimie de l’organisme et chimie organique reste clair, il réside dans les extraordinaires dons d’association du carbone : ses capacités à former de robustes chaînes carbone-carbone, sa facilité à changer de partenaire au gré des rencontres – robustesse et versatilité qui se retrouvent dans les molécules de base du vivant, ADN, ARN, acides aminés, sucres, lipides (carbohydrates), toutes construites autour d’un squelette carboné. Le carbone permet au vivant de durer et de changer. l

Sacha Loeve est philosophe. Il est maître de conférences en philosophie des techniques à l’université Lyon 3.
Propos recueillis par Pierre Crépel et Yannis Hausberg.

Cause commune n°9 • janvier/février 2019