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Comment la science contemporaine peut-elle se libérer des carcans du marché, des inégalités d’accès aux savoirs et des nouvelles formes de monopoles, exacerbés par les technologies numériques ? C’est tout l’enjeu de la reconfiguration des liens entre science et société.

En hommage à Yann Le Pollotec

La science ouverte, c’est d’abord un libre accès aux publications, mais également l’ouverture des données de la recherche (aussi ouvertes que possible et aussi fermées que nécessaire) et la science citoyenne, cela caractérise le XXIe siècle. Ce mouvement d’ouverture correspond à des aspirations, formelles ou non, des chercheurs et du public, qui refusaient de voir la « Science » « fermée » et confisquée par des grands groupes d’éditeurs privés tels Springer et Elsevier… Mais ce mouvement n’a pas laissé indifférents les politiques et les éditeurs au niveau international. La France dispose depuis l’été 2018 d’une politique nationale à cet égard, avec une feuille de route bien définie, qui structure actuellement de nombreuses actions dans les universités et centres de recherche, permettant d’intégrer de nouvelles pratiques scientifiques, rendues possibles par l’introduction de standards technologiques et d’infrastructures numériques. 

La science serait-elle donc jusqu’ici « fermée » ?

En partie oui. La pandémie que nous traversons a donné l’occasion d’observer un grand élan de collaboration et de partage de connaissances pour combattre le virus. Elle a également fait éclater certaines fermetures lorsque les grands groupes de l’édition scientifique (et les petits groupes qui leur ont emboîté le pas) ont ouvert l’accès à des milliers d’articles de recherche pour permettre aux scientifiques d’accélérer leurs travaux. 

Il y a eu deux moments bien distincts d’émergence de ces mouvements de science ouverte. Dans les années 1930, il s’agissait (par exemple avec Robert Merton et Karl Popper) de lutter contre les régimes totalitaires, en particulier nazi, qui accaparaient la science à leur profit. Au lendemain de la guerre, surtout depuis les années 1950, on a au contraire assisté à une longue marche vers la marchandisation des savoirs scientifiques, au moins depuis l’arrivée des recherches mettant en jeu de grands équipements et d’énormes budgets (nucléaire, espace, etc., ce qu’on appelle souvent la Big Science). Et c’est seulement à partir des années 1980 qu’est né à nouveau un mouvement vers l’ouverture.

« Certains serveurs de pré-publications ont joué un rôle primordial dans la facilitation, l’accélération et le partage de l’information scientifique sur le virus covid-19. »

Accessibilité, partage, transparence, réutilisation, réplication sont autant de valeurs et de principes que défend la science ouverte. Il faut aussi que les chercheurs et techniciens de pointe, issus de domaines variés, puissent se comprendre, dialoguer, échanger, avoir un même langage (ce qu’on appelle l’interopérabilité). Cela devient possible par le biais des plateformes et des infrastructures numériques qui caractérisent notre époque : nouvelle manière de faire la science, qui intègre interaction et communication à chacune de ses étapes.

La science doit ainsi renouveler ses liens avec l’évolution de nos sociétés. Les chercheurs, poussés par les méthodes d’évaluation de leur carrière, étaient essentiellement occupés à publier dans les revues savantes cotées et se désintéressaient en général des liens avec le public. Mais, quand les scientifiques ne diffusent pas leurs savoirs, d’autres le font à leur place, par exemple des communautés religieuses qui manipulent l’information scientifique : d’où les fake news, la montée des populismes ou l’exacerbation des inégalités.

De nouvelles lignes de force

La science ouverte a marqué des points, mais dans des sens divers. Il y a quelques décennies, les crédits étaient affectés aux laboratoires de façon assez équitable, au prorata du nombre de chercheurs. Aujourd’hui, la plus grande part provient de ce qu’on appelle des « agences de moyens » (dont l’Agence nationale pour la recherche en France), nommées par le pouvoir politique et gérées de façon autoritaire et souvent opaque. Depuis peu, ces agences reconnaissent mieux les activités et les engagements des chercheurs dans des domaines comme la « vulgarisation » ou l’histoire des sciences, mais c’est parfois en vue de les utiliser au profit des lobbies.

« La science ouverte qui se construit est à la croisée de politiques de plus en plus structurantes, internationalisées, et de communautés, dont les générations se renouvellent et se fédèrent autour de modèles qui se pensent en dehors des schémas pré-existant. »

Ce contexte politique a favorisé, dans le monde entier, une augmentation du nom­bre de publications en libre accès, impensable il y a encore seulement vingt ans. Les estimations prévoient qu’en 2030, 70% des publications seront ou­vertes. La sensibilisation à l’ouverture des données elles-mêmes de la recher­che, la compréhension des enjeux et des pratiques qui y sont liées progressent. De nouvelles formes de médiation scientifique sont improvisées par les chercheurs eux-mêmes, qui ont recours aux réseaux sociaux grand public ou bien à la vidéo.

Il y a un revers : l’édition scientifique à but lucratif sait s’adapter, elle a de moins en moins comme base l’abonnement à des revues, mais un modèle « auteur-payeur », qui permet la publication en libre accès de l’article. Une coalition internationale d’agences de moyens encourage ce nouveau modèle et les grands éditeurs font la « bascule » vers ce type de publication en libre accès, ou vers un modèle hybride, proposant à l’auteur le choix du mode de diffusion. Ils n’y perdent pas.

Sans surprise, le tarif de la publication est corrélé au prestige du titre de la revue et surtout à son « facteur d’influence », qui détermine la hiérarchie des revues entre elles, tel un guide Michelin. La célèbre revue Nature a ainsi annoncé avec fracas la somme de 10 000 dollars pour la publication d’un article auteur-payeur (on appelle cela « la voie dorée » ou « en Gold »). Springer, Elsevier,  autrefois pourfendeurs de l’ouverture de la science, se sont désormais mués en défenseurs zélés de l’accès libre, leurs plateformes numériques évoluent.

« Le déploiement de la science ouverte semble confirmer qu'en sciences, plus on est riche au départ, plus on s’enrichit, et plus on y entre pauvre, plus on s’appauvrit. »

Les négociations qui existaient entre éditeurs et bibliothèques autour des tarifs d’abonnement se sont déplacées : les enjeux sont les tarifs de publication dans les revues de l’éditeur, ou bien le nombre d’articles publiables pour le même prix. Ces enjeux sont cruciaux à l’heure où les universités tentent de gagner des places dans les classements internationaux, qui prennent justement en compte, entre autres critères, le nombre de publications.

Les inégalités qui existaient jusque-là entre lecteurs – ceux qui avaient accès et ceux qui ne l’avaient pas – se transforment en inégalités entre auteurs – ceux qui peuvent assumer ces sommes et publier en libre accès « doré » et ceux qui n’en disposent pas. Ces derniers ne pourront donc publier que dans des revues traditionnelles accessibles uniquement par abonnement, mais là aussi très onéreux.

La Science ouverte a-t-elle un Sud ?

Pour les pays du Sud, cette transformation met les chercheurs face à une scène dans laquelle ils ne peuvent jouer aucun rôle. Certes, ils ont librement accès à de plus en plus de contenus scientifiques publiés, disponibles sur les réseaux sociaux académiques dont les chercheurs sont friands, ou bien encore sur les notoires bibliothèques pirates et militantes comme Sci-Hub (venue des pays de l’Est). Mais publier – ce qui était déjà difficile – devient presque impossible.

L’éditeur Public Library of Science qui s’est créé autour des valeurs de la science ouverte a certes prévu des réductions de tarifs, pour permettre aux chercheurs des pays en voie de développement, ou bien aux chercheurs débutants, de publier en libre accès. D’autres éditeurs, dont les grands groupes historiques, lui ont emboîté le pas, mais cela reste souvent peu transparent, ou bien les réductions sont pratiquées sur des prix de publication faramineux. De nombreux travaux sociologiques révèlent et dénoncent de nouvelles formes d’inégalités.

Le déploiement de la science ouverte semble donc confirmer qu’en sciences, plus on est riche au départ, plus on s’enrichit, et plus on y entre pauvre, plus on s’appauvrit.

La voix des communautés scientifiques

La pandémie a permis de médiatiser un autre phénomène de l’ouverture des sciences, qui jusque-là était cantonné à la sphère académique. Il y avait depuis quelque temps des serveurs en ligne (on dit des « archives ouvertes » institutionnelles), comme HAL, où les chercheurs pouvaient déposer en libre accès à la fois leurs pré-publications et des articles déjà acceptés ou même publiés par des revues. Ces serveurs sont portés par les communautés scientifiques qui expérimentent, testent et innovent pour réinventer un nouveau type de communication scientifique, devenu technologiquement possible. Les jeunes chercheurs occupent une place importante au sein de ces communautés. Ils sont la génération qui a grandi avec le Web et le numérique et qui n’a pas peur de bousculer un système qui ne les autorise à y entrer qu’avec le sésame de publications dans des revues prestigieuses, ultra-sélectives et ultra-onéreuses.

«  Les inégalités qui existaient jusque-là entre lecteurs – ceux qui avaient accès et ceux qui ne l’avaient pas –, se transforment en inégalités entre auteurs – ceux qui peuvent assumer ces sommes et publier en libre accès “doré” et ceux qui n’en disposent pas.  »

Certains serveurs de pré-publications (ex. BiorXiv : https://www.biorxiv.org ou MedRxiv : https://www.medrxiv.org) ont joué un rôle primordial dans la facilitation, l’accélération et le partage de l’information scientifique sur le virus covid-19. Les chercheurs ont pu partager leurs résultats en temps réel pour avancer collectivement. Mais, là aussi, il y a une double face. Ces dispositifs s’accompagnent de services à « haute valeur ajoutée », par exemple des indicateurs médiatiques (nombre de téléchargements, de tweets), dont tiennent compte ceux qui décident des carrières. Ce développement, rendu possible par l’intelligence artificielle, permet de gérer les flux incessants de dépôts. Même s’ils n’offrent pas d’évaluation par les pairs au sens classique du terme, ils expérimentent des modèles permettant d’atteindre l’expertise des articles à partir de la mobilisation collaborative des communautés. On peut se déclarer bénévole pour faire un rapport sur une pré-publication, y déposer cet avis. C’est un peu comme les critiques de restaurants qu’on affiche sur le Web. Il y a par exemple à cet égard une initiative française, issue de l’INRA, qui ouvre des perspectives prometteuses.

Mais des agences de moyens privées (Gates, Zuckerberg) s’y intéressent et soutiennent ces serveurs. Un signe d’intérêt qui ne trompe pas sur les opportunités (de financement) réelles que cela représente, mais aussi sur les risques de récupération, voire de rachat (il y en a eu un par Elsevier qui a indigné les communautés scientifiques).

En conclusion, la science ouverte qui se construit est à la croisée de politiques de plus en plus structurantes, internationalisées, et de communautés, dont les générations se renouvellent et se fédèrent autour de modèles qui se pensent en dehors des schémas pré-existants. Dans le meilleur des cas, il s’agit d’échapper aux monopoles du passé et d’inclure les plus démunis et les plus fragiles ; mais les grands groupes sont toujours à l’affût. C’est autour de ces enjeux que se fait la mutation de la science vers l’ouverture.

Chérifa Boukacem-Zeghmouri est professeure en sciences de l'information et de la communication à l'université Lyon 1.

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021