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Dans « La grande initiative » (juin 1919) Lénine définit la « classe » ainsi : « On appelle classes de vastes groupes d’hommes qui se distinguent par la place qu’ils occupent dans un système historiquement défini de production sociale, par leur rapport (la plupart du temps fixé et consacré par les lois) vis-à-vis des moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail, donc, par les modes d’obtention et l’importance de la part de richesses sociales dont ils disposent. Les classes sont des groupes d’hommes, dont l’un peut s’approprier le travail de l’autre, à cause de la place différente qu’il occupe dans une structure déterminée, l’économie sociale. »

Tout en s’inscrivant dans l’héritage théorique de l’auteur du Capital, Lénine va enrichir la lecture marxiste de la « classe » en matière politique en examinant « la conscience politique de classe », stratégique en pensant « l’alliance de classes » et tactique afin de lutter contre la division au sein des classes opprimées. Ces trois perspectives sont profondément liées à l’action politique du leader bolcheque : comment les classes opprimées accèdent-elles à la conscience politique de classe ? comment les classes opprimées peuvent-elles s’allier dans une perspective révolutionnaire ? et comment éviter les divisions au sein des classes opprimées ?

La conscience politique de classe

Lénine aborde la question de la conscience politique de classe dans deux passages distincts de Que faire ? Il montre que la conscience socialiste ne naît pas spontanément de la classe ouvrière : il y a un saut entre l’existence comme classe – définie objectivement par sa place dans les rapports de production – et la conscience « politique » de ce « groupe d’hommes » qui n’a spontanément pas conscience d’être une « classe » qui se définit par sa place dans la production, dont le travail fait l’objet d’une appropriation par une autre classe et qui s’inscrit dans une lutte des classes…

« C’est sur le terrain concret que les autorités théologiques montreront leur vrai visage de classe et que le militant renoncera de lui-même à la religion dans et par la lutte contre le “règne du capital sous toutes ses formes” . »

Cette conscience de classe vient doublement de l’extérieur. Premièrement, cette conscience résulte d’une élaboration théorique qui suppose une instruction, une élaboration théorique : « Les ouvriers, avons-nous dit, ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois. »

Deuxièmement, la conscience politique de classe suppose un point de vue global au-delà de la perspective particulière d’une classe donnée : « La conscience politique de classe ne peut être apportée à louvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et couches de la population avec l’État et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles. C’est pourquoi, à la question : que faire pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques ? – on ne saurait donner simplement la réponse dont se contentent, la plupart du temps, les praticiens, sans parler de ceux qui penchent vers l’économisme, à savoir “aller aux ouvriers”. Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les sociaux-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée. »

« Lénine va enrichir la lecture marxiste de la "classe" en matière politique en examinant "la conscience politique de classe", stratégique en pensant "l’alliance de classes" et tactique afin de lutter contre la division au sein des classes opprimées. »

S’il ne suffit pas d’aller « aux ouvriers » pour éveiller la conscience politique de classe, c’est parce que l’exploitation du prolétariat est un problème global qui touche toutes les classes. Celui qui fera germer cette conscience politique de classe, ce n’est pas le secrétaire de trade-union dont la perspective est étroite mais « le tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d’arbitraire et d’oppression, où qu’elle se produise, quelle que soit la classe ou la couche sociale qui ait à en souffrir, sachant généraliser tous ces faits pour en composer un tableau complet de la violence policière et de l’exploitation capitaliste, sachant profiter de la moindre occasion pour exposer devant tous ses convictions socialistes et ses revendications démocratiques, pour expliquer à tous et à chacun la portée historique et mondiale de la lutte émancipatrice du prolétariat ».

Il revient au parti qui formera ces tribuns populaires de combler l’immense distance entre l’appartenance objective à une classe et la conscience politique que cette classe doit avoir pour s’inscrire dans la perspective d’un dépassement du capitalisme. 

L’alliance de classes

La question de la conscience politique de classe va rencontrer celle de la stratégie révolutionnaire d’alliance de classes lorsque la révolution contre l’autocratie tsariste éclate en 1905. Le Parti ouvrier social-démocrate russe est devenu un parti de masse constitué de milliers d’ouvriers, de soldats et de paysans. Face à cette révolution « bourgeoise » qui réclame une Constitution, des droits égaux, la liquidation de la féodalité, les bolcheviks et les mencheviks ne s’accordent pas sur la tactique à adopter. Si les mencheviks considèrent que le prolétariat doit se rapprocher de la bourgeoisie sans vraiment s’impliquer dans une révolution qui est « bourgeoise », Lénine pour sa part estime que le triomphe de la révolution bourgeoise implique l’union du prolétariat et de la paysannerie pauvre. Le problème de l’alliance avec la population des campagnes doit être appréhendé du point de vue de la lutte des classes et Lénine comprend que « les paysans n’étaient pas une classe intégrée, mais un groupe social formé de classes antagonistes : le paysan riche, le koulak ; le paysan moyen ; et enfin le paysan pauvre et l’ouvrier agricole » (Tony Cliff, Lénine. Construire le parti)

Pour mener victorieusement la lutte des classes, il faut donc chercher une alliance de classes entre les classes qui ont des intérêts différents. Intérêts différents mais non opposés, c’est cela la condition d’une « coalition honnête ». C’est dans cette perspective que Lénine pensera l’alliance des classes en lutte contre le capitalisme en matière de « concessions » dans un article de décembre 1917 intitulé « L’alliance des ouvriers avec les paysans travailleurs et exploités ». Ainsi, s’il est exclu de se compromettre avec une classe aux intérêts opposés, il est nécessaire de savoir « faire des concessions aux petits paysans travailleurs et exploités, sur le choix de ces mesures de transition », à condition qu’elles ne débouchent sur « aucun tort à la cause du socialisme ».

Les facteurs de division de la classe

Toujours dans la perspective de mener une lutte victorieuse contre le capital, Lénine identifie des facteurs de division au sein des classes exploitées et tout particulièrement du prolétariat qui doit devenir, sous l’impulsion du parti, le sujet politique révolutionnaire par excellence : les principaux facteurs de division sont le nationalisme et la religion. L’un et l’autre doivent être combattus, mais ils doivent l’être du point de vue de la lutte des classes et de la dynamique révolutionnaire : en d’autres termes, il ne s’agit pas de combattre abstraitement la « nation » et la « religion » au nom de la révolution communiste mais de cerner quels liens ont pu historiquement se tisser, entre nation et classe d’une part, et religion et classe d’autre part, pour mettre en lumière les moyens pour empêcher que les discours nationalistes ou religieux divisent la classe ouvrière.

• Le nationalisme

La relation entre la « classe » et la « nation » est subtile chez Lénine car elle change en fonction du niveau de développement historique. L’émergence d’une « classe » ouvrière est ainsi liée à l’avènement du capitalisme : « La classe ouvrière naurait pu se fortifier, saguerrir, se former, sans “sorganiser dans le cadre de la nation, sans être "nationale" (“quoique nullement au sens bourgeois du mot). » Cependant, ce moment historique est dépassé avec le devenir-monde de la bourgeoisie qui « brise sans cesse les barrières nationales, détruit lisolement national, substitue les antagonismes de classes aux antagonismes nationaux ». Dès lors, le nationalisme va être utilisé par la classe dominante pour empêcher le mouvement révolutionnaire mondial de renverser le capitalisme. Cest pourquoi, dans les pays capitalistes développés, il est parfaitement vrai que « les ouvriers nont pas de patrie » et que, tout au moins dans les pays civilisés, leur « action commune » « est une des premières conditions de lémancipation du prolétariat », écrit Lénine en citant dans un article sur Karl Marx les formules du Manifeste du Parti communiste.

« Si la religion est bien un facteur de division et une arme idéologique, l’erreur serait toutefois de lutter contre elle abstraitement en affichant un discours athée ignorant les conditions matérielles qui alimentent l’attachement des classes populaires à la religion. »

Dès lors, si l’alliance entre la bourgeoisie et le prolétariat a eu un sens historique, celui-ci s’avère dépassé avec l’avènement du capitalisme. La « nation », de force progressiste, est devenue un facteur de division.

• La religion

Toujours dans le cadre de l’activité politique, où il allie les exigences du théoricien et l’attention aux situations concrètes où se joue la lutte des classes, Lénine identifie un autre facteur de division au sein de la classe ouvrière : la religion. Comme la « nation », elle a, en un sens, « apporté » quelque chose à la classe ouvrière et aux masses paysannes : elle les a consolées et leur a permis de supporter les conditions matérielles de l’exploitation. Dès 1905, Lénine consacre plusieurs textes à cette question, dans lesquels il s’attache à préciser la politique que le parti révolutionnaire doit adopter à l’égard de la religion dans un contexte où le mouvement nationaliste des Cent-Noirs mène des pogroms contre les juifs et la bourgeoisie russe attise les haines religieuses pour empêcher l’unité des classes populaires. Si la religion est bien un facteur de division et une arme idéologique, l’erreur serait toutefois de lutter contre elle abstraitement en affichant un discours athée ignorant les conditions matérielles qui alimentent l’attachement des classes populaires à la religion. Ce type de propagande ferait le jeu des cléricaux « qui ne désirent rien autant que remplacer la division des ouvriers en grévistes et non-grévistes selon la participation à la grève par la division en croyants et incroyants ». Comment lutter efficacement contre ce facteur de division ? La réponse de Lénine est de se placer sur le terrain concret « de la lutte de classe réellement en cours, qui éduque les masses plus que tout et mieux que tout » (Lénine, « De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion ») : c’est sur le terrain concret que les autorités théologiques montreront leur vrai visage de classe et que le militant renoncera de lui-même à la religion dans et par la lutte contre le « règne du capital sous toutes ses formes ».  

Aurélien Aramini est agrégé et docteur en philosophie. Il est membre du comité de rédaction de Cause commune.

Cause commune n° 42 • janvier/février 2025