On ne saurait dire que la question démocratique surgisse tout à coup du néant en 2024. Surtout si on garde en mémoire – et comment l’oublier ? – la si caricaturale année 2023 qui vit un pays mobilisé comme rarement face à la « réforme des retraites » imposée par un pouvoir obstiné à ne tenir aucun compte de la volonté populaire, à la fois prétentieusement convaincu de son projet et sérieusement pressé par des marchés financiers exigeants. Se posait déjà avec une acuité extrême la question démocratique. À une volonté massivement majoritaire, clairement exposée, démontrée, manifestée, s’opposait la détermination de quelques hommes qui parvinrent, contre tous ou presque, à imposer leurs vues dans la loi et dans la vie. À quoi bon avoir une Constitution proclamant crânement dans le premier article du titre premier « De la Souveraineté » que le principe de la République est le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ? Comment ne pas sentir toute l’irréalité actuelle de ces fières formules (évidemment reprises en 1958 d’une tradition républicaine antérieure et nullement forgées par Debré/de Gaulle), ravalées au rang de traces sans conséquences d’un passé à l’incandescence révolue ?
« La majorité relative du Nouveau Front populaire doit bien sûr être mobilisée afin que le parlement donne au pays tout le progrès qu’il pourra. Il n’en est pas moins urgent de poser en grand et jusqu’au bout la question démocratique, la question du pouvoir populaire. »
Malgré l’agitation permanente des réseaux sociaux et des chaînes d’information en continu qui tendent à concentrer toute l’attention publique sur la vaguelette de l’instant, on ne fait pas pareille démonstration de négation de la démocratie sans que ça laisse des traces durables dans la conscience populaire.
La démocratie sociale nettement congédiée par le pouvoir macronien, la tentation fut grande de présenter les élections à venir comme l’issue démocratique. Le résultat des élections européennes peut être apprécié de différentes façons mais il est clair sur un point : le camp macronien y a été sèchement défait avec moins de 15 %. Les élections législatives anticipées qui ont suivi ont brutalement transformé la question, au vu des résultats obtenus par le Rassemblement national le 9 juin. L’enjeu devint alors : RN au pouvoir ou non. Pour autant, malgré ce puissant déplacement du débat public, malgré la campagne médiatique virulente contre « l’irresponsabilité » et l’extrême « danger » du programme du Nouveau Front populaire –, alors même que celui-ci ne comporte pas même la moindre nationalisation, ce qui le place si loin du programme commun ou même de l’accord NUPES –, malgré le sursaut historique de mobilisation électorale, le camp macronien ne parvint à réunir qu’un étroit cinquième des suffrages exprimés le 7 juillet. Ainsi, défait le 9 juin, il fut bien loin de ressusciter le 30. Reste qu’il fallut faire avec les institutions de la Ve République, son scrutin uninominal à deux tours dans des circonscriptions plus ou moins innocemment découpées, etc. Il fallut faire face au danger historique d’un RN au pouvoir. Par la mobilisation incomparable de ce qui reste de « peuple de gauche » dans ce pays, le pire fut évité, ce qui ne pouvait passer que par l’élection de nombreux députés macroniens. Nombreux ils furent donc le 7 juillet mais absolument minoritaires, dans une chambre basse qui se trouva très divisée.
« Dans notre vie politique si gravement présidentialisée, il est devenu de salubrité publique de défendre le parlement, instance assurément plus démocratique que la figure présidentielle dans sa solitude toute monarchique »
C’est là que la crise démocratique devient explosive. Par-delà les gesticulations et les calculs du président Macron – à l’heure où ces lignes sont écrites, il n’avait toujours pas nommé Lucie Castets Première ministre –, il est de fait qu’une large majorité de l’Assemblée nationale est porteuse d’une orientation économique libérale. Que, pour diverses raisons tactiques (LR) ou stratégiques (RN), ces forces ne parviennent pas à s’allier pour porter ensemble un programme économique et social partagé est une chose ; qu’elles ne forment pas une majorité parlementaire d’idées sur ce plan en est une autre. Quel contraste saisissant avec les aspirations populaires pourtant aussi nettement majoritaires en faveur d’une augmentation des salaires, d’une défense des services publics, d’une fiscalité juste !
Cela pose, bien sûr, une question politique majeure qu’il convient de traiter sérieusement : comment se fait-il que les formations qui défendent un programme porteur de ces aspirations ne reçoivent pas davantage de suffrages ? Mais cela pose aussi des questions qui sont moins souvent mises en lumière mais qui ne sont pas moins fondamentales, à commencer par celle-ci : l’élection de représentants est-elle le dernier mot de la démocratie ?
« Le parlement ne saurait être tenu pour l’expression ultime de la démocratie, surtout dans sa forme actuelle qui le place à bonne distance de tout contrôle populaire. »
Dans notre vie politique si gravement présidentialisée, il est devenu de salubrité publique de défendre le parlement, instance assurément plus démocratique que la figure présidentielle dans sa solitude toute monarchique – Emmanuel Macron, de ce point de vue, en donne toute la redoutable mesure. Reste qu’il faut regarder en face ceci : le parlement lui-même ne saurait être tenu pour l’expression ultime de la démocratie, surtout dans sa forme actuelle qui le place à bonne distance de tout contrôle populaire.
La majorité relative qui est celle du Nouveau Front populaire doit bien sûr être mobilisée afin que le parlement donne au pays tout le progrès qu’il pourra. Il n’en est pas moins urgent de poser en grand et jusqu’au bout cette question si évidemment sur la table : la question démocratique, la question du pouvoir populaire.
Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.
Cause commune n° 40 • septembre/octobre 2024