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Depuis plusieurs décennies, Friedrich Engels trouve un regain d'intérêt chez les biologistes.

Dialectique de la nature de Friedrich Engels a été publié d'abord par Riazanov en 1925, en respectant l'ordre chronologique de rédaction et sans en faire un système, puis, de façon différente et plus diffusée, sous Staline. Est-ce un livre ou un ramassis de notes désordonnées ?
C'est un assemblage hétéroclite, qui comprend des chapitres entièrement rédigés tout comme de simples notes de travail souvent très évasives, parfois interrompues au milieu d'une phrase. Engels voulait bien entendu en faire un ouvrage (ou plusieurs?), mais il a été interrompu dans cette tâche plusieurs fois, notamment du fait de la mort de Marx, qui l'a fait se concentrer sur l'édition des manuscrits du Capital. Le classement qu'on connaît aujourd'hui a été établi par des éditeurs soviétiques pour que le résultat ressemble davantage à un livre composé. Il permet certes de mieux s'orienter dans ce labyrinthe, mais il est souvent infidèle ; il ne reflète pas la façon dont Engels lui-même avait ordonné ses matériaux. Cela peut occasionner des malentendus : ainsi, le lecteur non averti trouvera difficilement, en lisant l'ouvrage tel qu'il existe aujourd'hui, que la toute première page du manuscrit porte le titre non de Dialectique de la nature, mais de Dialectique des sciences de la nature – ce qui est beaucoup moins métaphysique.

Si on évoque conjointement les mots « marxisme » et « biologie », l'écho répond en général : « Lyssenko »...
L'agronome soviétique Trofim Lyssenko, qui refusait l'existence des gènes en invoquant le matérialisme dialectique et avait une fâcheuse tendance à purger les institutions de ceux qui ne pensaient pas comme lui, est presque la figure de la pseudo-science par excellence. En cela, historiquement, c'est effectivement un personnage marquant. Mais, à côté de cette figure, de nombreux scientifiques imprégnés de pensée marxiste – y compris dans leurs travaux – ont apporté des contributions majeures à la biologie. C'est le cas par exemple d'Alexandre Oparine – toujours en URSS, mais avant le serrage de vis stalinien sur la vie intellectuelle – dont les recherches sur l'origine de la vie sont directement inspirées par la définition qu'en propose Engels.

« Marx et Engels font partie des derniers de cette grande lignée d'intellectuels (Aristote, Leibniz, Hegel…) qui s'intéressent à presque absolument tous les domaines. »

Dans les milieux marxisants, on a souvent parlé avec réserves du « vieil Engels », on l'a même opposé à Marx. Qu'en est-il à propos des sciences ?
C'est un vieux débat, qui remonte au moins à Georg Lukács qui, dans une note de bas de page, célèbre, d'Histoire et conscience de classe écrivait qu'il était important de comprendre que, quoique Engels dise le contraire, la dialectique relève du domaine de l'histoire et de la société humaines, non de celui de la nature. Mais on ne peut pas opposer Marx et Engels sur ce point, puisque leur correspondance montre bien que le premier considérait le projet du second sur les sciences – Dialectique de la nature – comme étant de la plus haute importance. Il a d'ailleurs communiqué à Engels certains de ses travaux, issus de sa thèse de doctorat ou de ses manuscrits mathématiques, pour y servir de matériaux.

A l'époque d'Engels, la plupart des gens croient à « l'hérédité des caractères acquis » et la génétique est encore ignorée. Quelles conséquences cela a-t-il sur les vues que les philosophes ont portées alors sur la biologie ?
Tout d'abord, il faut préciser que l'épigénétique nous montre aujourd'hui que l'hérédité des caractères acquis, bien qu'elle ressemble plus à une exception qu'à une règle, existe réellement. Ainsi on (Engels, mais aussi, par exemple, son ennemi Eugen Dühring, qui valorise Lamarck contre Darwin) n'avait pas complètement tort de l'admettre. D'un point de vue scientifique, cela change beaucoup de choses, mais d'un point de vue strictement philosophique, c'est moins évident. Ce n'est pas le cœur du propos ; ce sont la sélection naturelle, la lutte pour la vie et l'idée même d'évolution des espèces qui déchaînent les passions. On a fait remarquer, à raison, qu'Engels semble penser, dans son essai inachevé sur « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme », l'évolution humaine et préhumaine dans un modèle où les caractères acquis au cours de la vie se transmettent à la descendance, mais en réalité on peut très facilement modifier sa proposition dans le sens du néodarwinisme du siècle suivant dans sa version la plus orthodoxe, avec une variabilité strictement aléatoire dont les résultats sont soumis à la sélection naturelle. En revanche, tout cela peut créer des malentendus pour nous lecteurs d'aujourd'hui en ce qu'on croit parfois, dans une vision simplifiée de l'histoire des sciences, que Darwin a à l'époque réfuté l'hérédité des caractères acquis, traditionnellement associée à son prédécesseur Lamarck. Or Darwin est tout au plus sceptique vis-à-vis de l'hérédité de l'acquis. Par ailleurs, Engels est parfaitement conscient qu'il existe à son époque un angle mort dans la connaissance biologique, et c'est précisément la génétique qui s'y attaquera. En effet, faisant l'éloge de Darwin, il le crédite d'avoir trouvé non pas les mécanismes régissant les variations – ce qui reste encore dans l'ombre – mais une « forme rationnelle dans laquelle leurs effets se fixent ».

« Dans les sciences de la nature, il s'agit plutôt de mettre en lumière une dialectique qui serait déjà à l’œuvre de manière latente dans les travaux des savants, et de proposer des conjectures pour approfondir cette dialectique. »

Dans ton mémoire, tu examines surtout comment certains biologistes contemporains (Gould, Levins et Lewontin, etc.) se situent par rapport à Engels. Ils l'apprécient, est-ce un paradoxe ?
Le sort de la pensée d'Engels sur la biologie est effectivement très étonnant. En 1970, dans son véritable best-seller Le Hasard et la nécessité, le fleuron de la biologie française, Jacques Monod avait traité Engels d'animiste. Or, en dépit de l'affaire Lyssenko qui a discrédité le marxisme en biologie et alors que les philosophes (même marxistes) ne s'intéressent plus guère à Engels, ce sont des biologistes américains (et pas les moindres!) qui vont affirmer à nouveau dans les années 1970-1980 qu'il s'agit d'une référence tout à fait respectable – le tout en pleine guerre froide, dans un pays rarement à la pointe du marxisme. Ces scientifiques combattent la « sociobiologie » de leur temps, qui n'est autre qu'une variation sur le thème du darwinisme social qui croyait que les concepts de sélection naturelle et de lutte pour la vie nous donnent le fin mot de ce que doit être l'organisation de la société. Ils se reconnaissent donc certainement dans le combat d'Engels contre ce genre de doctrine, combat qu'il est un des premiers à livrer, toujours en le conciliant avec un éloge de Darwin lui-même.

Quand on regarde Dialectique de la nature ou même l'Anti-Dühring, on a l'impression qu'Engels a beaucoup travaillé sur les sciences. Pourquoi cet intérêt ?
Marx et Engels font, je crois, partie des derniers de cette grande lignée d'intellectuels (Aristote, Leibniz, Hegel…) qui s'intéressent à presque absolument tous les domaines. La division du travail scientifique entre des disciplines toujours plus nombreuses a pour Engels – tout comme la division du travail manuel – le caractère d'une perte ; il étudie de très près des champs aussi divers que la chimie, l'ethnologie encore très jeune ou la stratégie militaire. C'est un boulimique de connaissances en général, au-delà de sa volonté de préciser la façon dont s'insère la théorie qu'il partage avec Marx dans l'ensemble des savoirs. Pour autant, il n'a pas le projet d'écrire sur tout domaine auquel il s'intéresse ; quand il le fait, il y a souvent un déclencheur. Une part de l'intérêt d'Engels pour les sciences est donc circonstanciel : par exemple, il écrit sur Darwin notamment parce que Dühring l'attaque et qu'il faut donc le défendre.

« De nombreux scientifiques imprégnés de pensée marxiste – y compris dans leurs travaux – ont apporté des contributions majeures à la biologie. »

Les communistes du XXe siècle ont souvent brandi la brochure d'Engels Socialisme utopique et socialisme scientifique. L'auteur voulait-il plaquer de façon un peu brutale les méthodes des sciences de la nature sur la politique ?
Non, bien entendu. La science du « socialisme scientifique » est celle de l'histoire, de la société et de l'économie qui a ses exigences propres. Engels, tout comme Marx, a une conscience aiguë de la spécificité de chaque objet d'étude.

Inversement, en quoi les trois « lois » dialectiques formulées par Engels sont-elles autre chose que les méthodes du matérialisme historique plaquées sur la nature ?
On se méfie aujourd'hui en dialectique, même issue d'Engels, de ce terme de « lois ». Un point important est qu'elles ne sont pas forcément intimement liées au matérialisme historique ; au contraire l'enjeu est aussi de défendre par là cet incorrigible idéaliste qu'est Hegel. Dans le domaine de l'histoire humaine et notamment de l'économie, c'est Marx et Engels qui s'occupent, de l'intérieur, d'introduire de la dialectique. Dans les sciences de la nature, en revanche, il s'agit plutôt de mettre en lumière une dialectique qui serait déjà à l’œuvre de manière latente dans les travaux des savants, et de proposer des conjectures pour approfondir cette dialectique. Le but pour Engels n'est pas de faire lui-même des découvertes par cette méthode dans le champ scientifique.

« Alors que les philosophes (même marxistes) ne s'intéressent plus guère à Engels, ce sont des biologistes américains (et pas les moindres !) qui vont affirmer à nouveau dans les années 1970-1980 qu'il s'agit d'une référence tout à fait respectable. »

Lucien Sève, qui vient de nous quitter, s'était intéressé à Engels et aux sciences. Comment vois-tu ses réflexions à cet égard ?
Ces dernières décennies, Lucien Sève n'était pas loin d'être le seul philosophe à s'intéresser sérieusement aux questions touchant la dialectique de la nature, qui pour lui n'étaient pas du tout une sorte de lubie engelsienne déviante dont il faudrait purger le marxisme. Il a beaucoup œuvré pour la coopération entre philosophes et scientifiques dans ce domaine, mais cet effort a été plutôt ignoré, malheureusement, par les premiers comme par les seconds. Là où nous divergeons toutefois, c'est que lui aborde la question de la dialectique de la nature de façon métaphysique (il y aurait une « dialecticité » dans la nature elle-même et pas seulement dans la façon dont la science la comprend), tandis qu'il s'agit pour moi seulement de philosophie des sciences (la question est simplement : que peut la dialectique pour les sciences ?).

Justement, que peut la dialectique pour les sciences ? Pourquoi lire la Dialectique de la nature aujourd'hui ?
Si on veut savoir ce que peut la dialectique pour les sciences, il ne faut en fait pas lire Engels en priorité, mais les réflexions de Richard Levins et Richard Lewontin (la conclusion de The Dialectical Biologist) ou plus récemment d’Évariste Sanchez-Palencia (Promenade dialectique dans les sciences, Hermann, 2012) : en partant d'Engels elles intègrent un siècle supplémentaire de sciences qu'il n'a pas pu connaître. La dialectique scientifique est un domaine vivant, donc en évolution. Quant à Dialectique de la nature, ses morceaux de bravoure ne sont pas toujours les plus explicitement dialectiques. Par exemple, c'est plutôt pour sa théorie matérialiste de l'origine de l'idéalisme et pour son aspect pionnier dans la pensée écologique que je recommanderais la lecture du chapitre sur le « Rôle du travail dans la transformation du singe en homme » (la dialectique y est présente mais peu exhibée).
*Cyril Schultz est étudiant en philosophie des sciences à l'université Lyon 3. Propos recueillis par Pierre Crépel.
Note : Voir aussi le tout récent Kaan Kangal, Friedrich Engels and the Dialectics of Nature.

Cause commune n° 21 • janvier/février 2021