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Les interrogations sur le pourquoi et le comment de la conquête spatiale sont nombreuses. Cause commune a interrogé à ce sujet Jessica Flahaut.

Qu’est-ce que la face « cachée » de la Lune et comment est-elle ?
La vitesse de rotation de la Lune (un tour sur elle-même) est égale à sa vitesse de révolution (un tour autour de la Terre, 28 jours). Ainsi, nous voyons toujours la même face de la Lune (dite « visible ») depuis notre planète. L’autre face est dite « cachée » mais, contrairement à une idée reçue, il n’y fait pas sombre tout le temps, car le Soleil l’éclaire aussi la moitié du mois.
En 1959, la mission Luna 3 de l’Union soviétique a renvoyé des images de la face cachée de la Lune sur lesquelles on constate déjà que le sol est légèrement différent de celui de la face visible, avec moins de plaines volcaniques. Les missions plus récentes ont confirmé cette disparité : la croûte de la face cachée est deux fois plus épaisse (environ 80 km) que celle de la face visible (30-40 km). On y trouve des roches plus anciennes, formant des hauts plateaux clairs très cratérisés (historiquement appelés « terres » lunaires, par contraste avec les plaines volcaniques sombres, qui avaient été prises pour des « mers »). La face cachée héberge peu de plaines volcaniques, et celles-ci se situent principalement dans le gigantesque bassin d’impact d’une météorite, le South Pole Aitken (le plus grand du système solaire avec ses 2 500 km de diamètre).

« La Lune est un peu la pierre de Rosette des géologues, on peut l’étudier pour comprendre comment se forment et évoluent les planètes : elle a des points communs mais aussi des différences avec toutes les planètes telluriques (rocheuses). »

Ce bassin est une aubaine pour les scientifiques parce qu’il a probablement excavé des couches provenant de plusieurs centaines de kilomètres sous la surface lunaire, au moment de l’impact. Un forage d’une telle profondeur est impossible sur la Lune comme sur Terre. L’analyse de ce cratère permettra de mieux comprendre la composition de l’intérieur de la Lune et les bombardements dans le système solaire.
Aujourd’hui, on ne comprend toujours pas cette asymétrie des croûtes entre les deux faces, mais on sait que ce ne sont pas deux hémisphères collés, qu’il y a une continuité dans le changement d’épaisseur. De plus, la face cachée de la Lune est propice à la radioastronomie (l’observation de l’univers lointain dans le domaine des ondes radio), puisqu’elle est tout le temps à l’abri des signaux des émissions radio venus de la Terre. Ce sont autant de raisons qui motivent l’exploration de cette face cachée.

Pourquoi ce regain d’intérêt pour la Lune ?
Les expéditions lunaires avaient cessé pendant un temps avec la fin de la guerre froide, mais notre satellite connaît aujourd’hui un regain d’intérêt : plusieurs projets d’expéditions lunaires sont en cours, motivés entre autres par la particularité de cette face « cachée », ou par la découverte de glace d’eau à ses pôles. Depuis les missions Apollo, les robots s’étaient toujours posés dans ou à proximité des mers lunaires de la face visible. Avec Chang’E-4, nous allons plus loin, mais de nombreuses questions scientifiques restent en suspens.
La Lune est un peu la pierre de Rosette des géologues, on peut l’étudier pour comprendre comment se forment et évoluent les planètes : elle a des points communs mais aussi des différences avec toutes les planètes telluriques (rocheuses). Elle nous sert aussi à dater les surfaces planétaires, à comprendre l’environnement spatial, à tester différentes technologies. Les quatre planètes telluriques du système solaire (Mercure, Vénus, Terre, Mars) ont toutes des compositions variables et distinctes, pour lesquelles nous ne disposons que de quelques indices sur des portions de surface, renvoyées par les missions d’exploration. Par exemple, Mercure a une taille similaire à la Lune, des grandes plaines volcaniques et pas d’atmosphère (comme la Lune) mais les compositions de sa croûte et de ses roches volcaniques n’ont rien à voir. Il reste énormément d’inconnus dans le domaine de l’exploration spatiale, la Lune peut apporter de nombreuses solutions parce qu’elle est beaucoup plus proche de nous que les planètes rocheuses.

Comment trouve-t-on la zone d’alunissage ?
Dès Luna 3, les différences de croûtes entre les deux faces ont été relevées. Mais s’y poser, avec Luna ou Apollo, était trop dangereux à l’époque, à cause de l’absence de lien de communication directe entre la Terre et « le dos » de la Lune : en cas d’incident, il n’est pas possible de réagir en temps réel. Les Chinois ont dû au préalable envoyer en 2018 un satellite relais pour la communication (Queqiao), placé sur une orbite adéquate qui permet des échanges entre le robot sur la face cachée et les opérateurs sur Terre.
Pour déterminer la zone d’alunissage, on se sert principalement des observations faites par les satellites qui ont été placés en orbite autour de la Lune, et des cartes géologiques dérivées de l’étude de ces données. Tout dépend de ce qu’on veut étudier, il faut en général respecter des critères techniques et scientifiques. Le premier d’entre eux doit être la sécurité. Le robot ne doit pas se retourner ou tomber dans un cratère dont il ne pourra pas sortir. Il faut alors privilégier les grands espaces plats (donc les « mers » lunaires), éviter les gros blocs rocheux et les fortes pentes que le robot ne pourrait pas monter (disons autour de 10-15°). De ce fait, on n’a jamais étudié les hauts plateaux cratérisés (les « terres ») à cause de leurs reliefs accidentés, mais seulement les mers. Cette fois-ci, la mer sur laquelle on s’est posé est située dans le bassin de South Pole Aitken et pourrait avoir une composition différente de celles de la face visible.

Comment se passe la collaboration avec les Chinois ?
Il y a une vraie volonté de la part des Chinois d’explorer le système solaire. Ils envisagent de poser un robot sur Mars en 2020, de créer une base lunaire automatisée en 2025, d’explorer Uranus et Neptune dans les années 2040… Ils ont un programme très ambitieux et progressent par palier, en augmentant la difficulté technique à chaque étape.
Ils ont également une volonté d’ouverture à l’international. En 2017, ils ont invité l’Agence spatiale européenne (ESA), pour discuter de collaboration scientifique et embarquer éventuellement des instruments européens sur les prochaines missions. L’ESA a alors proposé à une douzaine de chercheurs européens de plusieurs disciplines de venir participer à une réunion à Pékin (c’est là qu’a commencé mon aventure avec les Chinois). Les chercheurs invités ont pu montrer leurs spécialités utiles ici : traitement de données satellite, cartes pour l’alunissage, analyses d’échantillons lunaires dans nos laboratoires… Aujourd’hui, il existe une très belle collaboration franco-chinoise, notamment avec des échanges de chercheurs et d’étudiants entre des laboratoires de Nancy et de Pékin, de Wuhan. À l’occasion de la visite du président chinois en mars 2019, la Chine a renouvelé sa volonté d’échange et de collaboration en signant un accord avec le CNES (l’agence spatiale française) pour la mission Chang’E-6 qui devrait aller explorer le pôle Sud de la Lune vers 2023.
La collaboration internationale s’arrête quand même aux portes des États-Unis. Depuis les années 1960, des lois limitent pour la Chine l’accès aux échantillons lunaires des missions Apollo, ce qui ne facilite pas les échanges scientifiques.

« Les retombées de ce genre de mission sont à long terme – cinq, dix, quinze ans – et bénéfiques à la population. »

Le contact avec les Chinois a été très facile, ils se sont toujours montrés très ouverts, intéressés et extrêmement efficaces. Il est difficile de comparer les méthodes de travail chinoises et européennes, les modes de communication entre chercheurs ou vers le grand public sont différents. Il y a moins d’étapes de validation et de bureaucratie en Chine, les projets avancent très vite, mais on ne connaît pas très bien les coûts des opérations.

Et dans le reste de l’Asie, quelle politique spatiale ?
En Inde, on a déjà envoyé un orbiteur autour de la Lune (Chandrayaan-1 en 2008) et autour de Mars. Chandrayaan- 2 prévoit d’alunir sur la face visible en 2019. Le Japon est assez actif mais a récemment reporté sa mission Selene-2 pour des raisons de budget. La Russie a prévu d’alunir de nouveau avec Luna 25 en 2021 (la suite de Luna 24 en 1976) mais rencontre des problèmes de report de mission fréquents et a essuyé un échec avec un récent modèle Soyouz, qui pourrait encore avoir des effets sur la mission. La Corée du Sud développe un projet d’orbiteur.

Y a-t-il eu des questionnements éthiques ou des réticences concernant les dépenses de cette mission spatiale, alors que la faim dans le monde, pour ne citer qu’elle, est toujours présente ?
C’est une question qui revient souvent, mais renoncer à ces aventures ne réglerait pas le problème de la faim dans le monde, qui se situe ailleurs et est beaucoup plus complexe. La faim, la santé, la misère doivent être traitées sur le long terme et non par l’arrêt de la conquête spatiale.
Le budget en jeu ici est très inférieur à celui d’Apollo et ne représente pas les sommes astronomiques que l’on imagine. C’est pour des raisons budgétaires que les missions Luna et Apollo ont été abandonnées pendant de nombreuses années. De nos jours, la plupart des missions spatiales ont un budget inférieur à celui de beaucoup de films hollywoodiens, même si les retombées économiques ne sont pas les mêmes non plus. Les retombées de ce genre de mission sont à plus long terme – cinq, dix, quinze ans – et bénéfiques à la population. Par exemple, les téléphones portables, les couvertures de survie, les tenues des pompiers, la surveillance de la Terre (risques naturels, météo…) et la gestion des ressources (comme l’accès à l’eau potable) doivent beaucoup à l’exploration spatiale. Outre les outils techniques, les engins envoyés nous permettent de gagner en surveillance globale de la planète comme pour le réchauffement climatique, ou la déforestation.

« Pour déterminer la zone d’alunissage, on se sert principalement des observations faites par les satellites qui ont été placés en orbite autour de la Lune, et des cartes géologiques dérivées de l’étude de ces données. »

Pour le public, la conquête spatiale semble souvent fascinante ou ridicule, selon les points de vue. La connaissance n’a cependant rien de superflu, un peu de recul ne fait pas de mal. Pendant les missions Apollo on a pu prendre pour la première fois des images de la Terre (surnommée alors la « bille bleue ») depuis l’espace. Cette image est aujourd’hui toujours utilisée pour faire passer un message fort : depuis la Lune, la Terre ne montre aucune frontière, nous ne faisons qu’un seul et même monde.
D’un point de vue scientifique, jusqu’ici, sur la face visible, on a récolté 382 kg de roches lunaires, ce qui n’est rien pour un satellite de cette taille. En réalité, on ne connaît que très peu de choses sur la surface lunaire. La mission sur la face « cachée » nous permettra d’en découvrir un peu plus ; nous n’avons étudié que les mers lunaires, il nous reste encore quelques défis technologiques pour explorer les hauts plateaux cratérisés des « terres ». Les techniques nouvelles qui en seraient issues pourraient très bien servir plus tard en dehors du domaine spatial.

Jessica Flahaut est géologue planétaire. Elle est chargée de recherche au CNRS.
Propos recueillis par Gaétan Poudroux.

Cause commune n° 12 • juillet/août 2019