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Quand le journal de la bourgeoisie (Le Figaro) s’interroge sur la bourgeoisie, cela donne un débat insolite, teinté d’angoisse existentielle. 

Tout a commencé avec une contribution (14/12/22) d’Olivier Babeau, président de l’institut Sapiens, que l’on dit proche du MEDEF. Un homme comme il faut, donc, ou main stream comme on dit. Son papier était intitulé « Éloge de la bourgeoisie ». Propos classiques, attendus, s’indignant de l’image du « bourgeois » en France aujourd’hui : « On fait aux bourgeois le reproche d’incarner un ordre triplement injuste : parasites sociaux, ils réussiraient sans effort grâce à l’héritage et verrouilleraient les mécanismes d’une domination immuable reproduisant la société de classes d’ancien régime », écrit Olivier Babeau, qui ajoute aussitôt : tout ça est faux, le bourgeois travaille, il travaille  beaucoup même, il prend des risques, il fait des efforts, il a des valeurs (« discipline de soi et mise à distance du plaisir immédiat »).

« Cette nouvelle bourgeoisie ne se sent investie d’aucune responsabilité nationale à l’égard des classes populaires et moyennes françaises avec des conséquences dévastatrices : une dévitalisation progressive des fonctions qui tenaient la société. »

L’ascension sociale fonctionne, on ne compte plus les gens partis de rien et qui ont réussi, devenus bourgeois donc, et cela « c’est la marche naturelle des choses ». Un plaidoyer en bonne et due forme. Mais ce texte suscite assez vite (23/12/22) une longue réponse de l’auteur, universitaire, Perre Vermeren : « La nouvelle bourgeoisie française est-elle à la hauteur de la bourgeoisie traditionnelle ? » Cinglant, l’auteur remarque d’abord que les bourgeois ne sont pas les seuls à avoir été vilipendés,  (« la prolophobie et le mépris envers les « ploucs » ont connu leurs heures de gloire jusqu’à ce qu’on les croie disparus ») mais pour rester dans le sujet, il estime que la bourgeoisie a « considérablement changé », elle s’est diversifiée et « disons-le tout net, cette nouvelle bourgeoisie ne se sent investie d’aucune responsabilité nationale à l’égard des classes populaires et moyennes françaises ». Il liste alors les conséquences dévastatrices de cette attitude ou de cette irresponsabilité de la nouvelle bourgeoisie, à ses yeux : « une dévitalisation progressive des fonctions qui tenaient la société » (recul de la fonction publique et des services publics) ; la « rapacité du système bancaire, dur envers les pauvres et les faibles, sur lesquels il opère néanmoins une plus-value conséquente ; l’abandon du secteur productif français » ; le sentiment d’abandon par le peuple. Pierre Vermeren dénonce « la fascination pour l’argent et les addictions d’une frange ostentatoire des nouvelles élites internationales » (il illustre cet aspect avec les affaires Laurent Bigorgne, ex-patron macronien de l’institut Montaigne accusé de tentative de viol sur sa collaboratrice, ou de Richard Descoings, ex directeur de Sciences Po connu pour sa vie de débauche). Il conclut ainsi : « La question de ce temps n’est pas de rejeter par principe les classes dirigeantes […], elle interroge en revanche les sentiments et les œillères d’une fraction non négligeable de la bourgeoisie de ce temps qui a rejeté toute notion de patriotisme et de solidarité avec le peuple dont elle est issue quand ce même peuple, désormais sans utilité sociale évidente, souffre et s’inquiète. » On a un peu l’impression que cette intervention de Pierre Vermeren a jeté un froid dans la rédaction du journal, et dans les beaux quartiers. La vivacité de cette réplique a provoqué à son tour une nouvelle salve d’articles, visant à apaiser les échanges et surtout à redorer le blason bourgeois. À commencer par la chronique de Luc Ferry (29/12/22), dont le titre dit bien le message : « Les deux visages de la bourgeoisie » : attention, écrit-il, la bourgeoisie c’est à la fois le conservatisme (Monsieur Prudhomme) et le mouvement, l’innovation. Exemple Guizot qui fut l’auteur du fameux « Enrichissez-vous » mais aussi, ajoute-t-il, un brillant historien et un bon ministre de l’Instruction publique ! Qu’on se le dise. Et malicieux, Luc Ferry cherche une caution inattendue en citant Karl Marx (et son Manifeste du parti communiste) :« La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Elle ne peut exister sans révolutionner en permanence les instruments de production, donc l’organisation de la production et l’ensemble de l’organisation sociale. » Il est assez plaisant de voir « nos » possédants chercher chez Marx une manière de réconfort. On se calme, dit encore un autre intervenant, l’auteur Thomas Morales (4/1/23) qui lui aussi tente de recoller les morceaux et définit le « bourgeois idéal » dans « Renouer avec le charme discret de la bourgeoisie ». Son idéal, sa référence sont la bourgeoisie du temps de Pompidou : « Cette bourgeoisie-là a façonné notre imaginaire esthétique et culturel. Sans elle, les résidences secondaires, les plaques dorées à l’entrée des immeubles, les BM et les Mercedes dans les garages, les tennis et les sports nautiques, les voyages et la défense de nos paysages ruraux n’auraient jamais existé ». Puis le débat a cessé. Aussi soudainement qu’il avait débuté. Faute de combattants ? Ou était-il dérangeant ? Fin de la récréation en tout cas. 
Échange de nantis pour nantis, dira-t-on ? Approche plus « morale » que politique, plus affective qu’idéologique ? Approximations dans la définition des classes ? Certes, mais pas seulement.
On peut trouver dans cet échange des échos inquiets de la crise radicale qui déchire la société, la conduit dans l’impasse et peut-être aussi des signes d’une panique existentielle qui travaillerait une large fraction des dominants.
Paradoxalement, on n’est pas si loin que ça des débats des communistes pour analyser et dépasser la crise, le système et tendre vers une autre civilisation, communiste justement.


La bourgeoisie du loisir

Le capitalisme français, fécond et imaginatif pour explorer et développer de nouveaux métiers et secteurs économiques […], a promu la bourgeoisie du loisir et de la sphère culturelle ; celle de l’industrie financière ; celle des milieux de la publicité et de la communication ; l’énorme secteur de la santé qui a considérablement multiplié ses praticiens et de riches entrepreneurs afférents ; et plus récemment le groupe issu de la « culture Sciences Po », cette sphère internationale de communicants et de directeurs de projets à l’international, qui a créé une bulle hors sol, passée sans transition au globish, qui impose ses standards, ses critères et ses modes de communication à des secteurs en forte croissance (ONG, aide internationale, communication d’entreprises, accueil des migrants, organisations internationales, secteur culturel mondialisé, etc.) La France des bacs+5 se déploie dans ces domaines où se reconvertissent son inventivité et son internationalisme missionnaire. […] Observant l’individualisme jouisseur de certains néobourgeois tel qu’il se déploie dans les médias et sur les réseaux sociaux, les classes populaires s’interrogent : dérives individuelles, isolées et sans signification particulière comme il y en eut toujours ou fait de société, à savoir la fascination pour l’argent et les addictions d’une frange ostentatoire des nouvelles élites internationales ? »

Pierre Vermeren, Le Figaro, 23/12/20222

Cause commune n° 33 • mars/avril 2023