« Nous sommes venus en paix pour toute l'humanité » était inscrit sur un disque silicium déposé par l'équipage d'Apollo 11 sur la Lune, en juillet 1969. L'espace est pourtant un enjeu de rivalité militaire et idéologique depuis le début de la conquête spatiale au sortir de la Seconde Guerre mondiale. La conquête, et surtout l'exploitation, de l'espace révèle une nouvelle forme de rivalités bien terrestres, sans éthique : une concurrence privée soutenue par certaines puissances spatiales.
La conquête spatiale
Elle a débuté à la fin des années 1950 avec les missions d'exploration d'abord soviétique et américaine, premier satellite en orbite (Spoutnik en 1957), premier homme dans l'espace (Youri Gagarine en 1961), premiers pas sur la Lune (Apollo 11 en 1969), première station de recherche en orbite (Saliout 1 en 1971). En ce temps, l'espace était un lieu de recherche scientifique avec, comme première motivation, la puissance idéologique d'un régime ou d'un autre.
La France a lancé son premier satellite en 1965 (Astérix) et le premier Français dans l'espace a été Jean-Loup Chrétien sur Soyouz T-6 en 1982. Le programme spatial français puis européen a connu ses succès, notamment avec les fusées Ariane (la dernière, Ariane 6 devrait effectuer son premier vol cette année) et les missions scientifiques d'observation de la Terre et d'exploration. Avec la fin de l'Union soviétique, la grande rivale des États-Unis, l'exploration de l'espace et les programmes de recherche scientifique ne se sont pas arrêtés pour autant, avec la station spatiale internationale (SSI) et l'exploration de Mars, mais avec des budgets beaucoup plus réduits. Soumis à des contraintes budgétaires, les États-Unis ont réduit drastiquement leur financement des recherches scientifiques et d'exploration de l'espace (0,8 % du PIB américain en 1966 pour la NASA, contre moins de 0,1 % aujourd'hui). Pourtant, les retombées scientifiques de l'exploration spatiale ont été et sont très importantes, mais probablement plus suffisamment justifiées au regard du retour sur investissement.
L'intérêt des satellites
Très rapidement, l'espace et en particulier l'orbite terrestre ont suscité l'intérêt. En effet, un objet en orbite a un point de vue privilégié sur la Terre, et comme dans d'autres domaines, les militaires l'ont bien compris. C'est ainsi que dès les premières peurs d'espionnage par les vaisseaux soviétiques Spoutnik, les militaires ont déployé des satellites d'observation de la Terre capables à chaque tour d'orbite (~1h30 à 400 km d'altitude) de photographier de larges portions de la Terre. Cette technologie largement améliorée est aujourd'hui utilisée autant pour les prévisions météo, que pour l'aide aux victimes durant les catastrophes, la cartographie ou le suivi des cultures. Le Global Positioning System (GPS) américain, au début développé par les militaires pour faire du positionnement précis sur les océans est aujourd'hui omniprésent au quotidien. C'est même quelques 10 % des pays européens qui en seraient dépendants directement ou indirectement. D'où le déploiement d'un GPS « européen », Galileo, entré en service en 2016 pour assurer la souveraineté européenne sur ce service hautement stratégique. Les satellites, c'est aussi la synchronisation des horloges, la navigation, la télévision par satellite... Une centaine de services terrestres sont aujourd'hui dépendants de ces milliers de grosses antennes avec des panneaux solaires tournant à près de 28 000 km/h entre 400 et 35 786 km au-dessus de nos têtes.
« À sa fondation en 2002, SpaceX est une start-up largement financée par la NASA pour fournir une fusée et un vaisseau cargo pour ravitailler la jeune station spatiale internationale. »
Les premières explorations et usages de l'espace ont amené très tôt à un ensemble de traités et de juridictions internationales, comme le traité de 1967 ou celui de 1975 sur l'enregistrement des satellites. Mais depuis les années 1980, très peu de nouveaux accords sont venus réguler l'utilisation de l'espace au niveau international. Pire, des États comme les États-Unis et le Luxembourg ont ouvert la voie dans leur législation à l'exploitation des ressources spatiales comme les astéroïdes...
Dans les années 1990, un premier tournant a eu lieu, le secteur de la construction et de l'exploitation des satellites est devenu de plus en plus une affaire privée. Un secteur particulièrement touché a été celui des télécommunications par satellite. Symboles de cette transformation International Telecommunications Satellite Consortium (Intelsat), fondé en 1964 pour fournir des télécommunications spatiales sur une base non discriminante est devenu une société anonyme, cotée en bourse en 2001. Il fournit des services de télécommunication, d'Internet, de télévision, en concurrence avec Eutelsat, un autre opérateur de satellite européen qui a connu à peu près la même trajectoire.
« La France pourrait pousser à une plus grande régulation mondiale et à la mise en place d'un cadre juridique qui garantissent l'intégrité de l'espace comme un bien commun de l'humanité ; ce qu'essaient de nous faire oublier les astrocapitalistes comme Elon Musk. »
Autre symbole sur les lanceurs, ArianeGroup, autrefois Aérospatiale qui est depuis 2014 une filiale de droit privé d'Airbus et de Safran. ArianeGroup est responsable de la conception et de la construction des fusées Ariane, dont Ariane 5 qui vient de tirer sa révérence après vingt-sept ans de service, avec seulement cinq échecs sur cent-dix missions. Ariane est encore aujourd'hui le seul accès à l'espace que possède l'Union européenne. Et donc, les retards sur Ariane 6 sont un handicap pour l'Europe, alors qu'une nouvelle révolution dans le spatial est en cours avec ce que l'on appelle le « NewSpace » en opposition au « OldSpace » étatique.
La recherche de la compétitivité
Le NewSpace est né au tournant du XXIe siècle en réponse à la fin de la guerre froide, à la diminution des budgets étatiques et à la recherche de rentabilité dans le nouveau marché spatial qu'un certain nombre de législations a permis. L'idée pour les gouvernements, notamment américains, était de réduire les coûts, de renforcer la compétitivité au niveau international tout en garantissant l'indépendance stratégique dans des secteurs clés. Le symbole de ces nouveaux acteurs est sans aucun doute SpaceX, l'entreprise d'Elon Musk. À sa fondation en 2002, SpaceX est une start-up largement financée par la NASA pour fournir une fusée et un vaisseau cargo pour ravitailler la jeune station spatiale internationale.
« Les retombées scientifiques de l'exploration spatiale ont été et sont très importantes, mais probablement plus suffisamment justifiées au regard du retour sur investissement. »
À ce moment-là, seules les navettes, très chères à envoyer et les Soyouz russes sont capables d'effectuer cette mission de ravitaillement. En réduisant les coûts, en rachetant à bas prix des moteurs russes, Elon Musk a été capable de concevoir la première fusée low-cost, la Falcon 1 qui a volé pour la première fois en 2008. En adoptant une stratégie d'essais-échecs, d'épuisement des équipes d'ingénieurs, avec la largesse de la part des administrations américaines et ses quelques milliards de dollars, Elon Musk a été capable de concevoir une fusée, réutilisable qui effectivement a largement cassé les prix de l'envoi de charges en orbite (divisé par deux par rapport à Ariane).
Dans son sillage, des dizaines de start-up de par le monde ont développé des concepts pour envoyer des charges, surtout en orbite basse. Au sein même de l'Union européenne, l' Agence spatiale européenne (ESA) et les différentes agences spatiales nationales financent des projets de lanceur, qui entrent de fait en concurrence avec les modèles Vega développés par ArianeGroup. La concurrence pour l'envoi de charges en orbite basse est féroce sur le marché lucratif et en plein essor. En effet, SpaceX ne s'est pas contenté des lanceurs. Les télécommunications spatiales connaissent une révolution sans précédent avec le contexte des méga-constellations, impliquant des dizaines de lancements.
Les problèmes posés par le développement des satellites
Avec l'essor d'Internet, certaines problématiques se sont posées. Il y a celle de l'infrastructure. Il est assez difficile et coûteux à la fois de déployer une fibre optique qui traverse les océans et qui apporte une connectivité à chaque habitation, même la plus reculée. Il y a aussi celle de la latence, « le temps qu'il faut pour que l'information traverse tout le réseau et me parvienne ». Dans un réseau filaire, l'information doit passer par des dizaines de « routeurs » et autres machines qui la ralentissent. Pour résoudre ces deux problèmes, l'espace est une réponse évidente. L'infrastructure à déployer est limitée, quelques satellites, quelques grosses antennes pour connecter ces satellites au réseau (les Gateways) puis une simple antenne parabolique, ou mieux, un téléphone compatible, et l'on peut connecter n'importe qui sur Terre. Pour la latence, les satellites peuvent communiquer sur de grandes distances entre eux en utilisant la lumière et, donc, une information qui parcourt d'un bout à l'autre de la Terre à la vitesse de la lumière. Mais une limite qu'ont connue pendant longtemps les satellites, ce sont leur capacité de calcul limité à bord et des débits faibles avec le sol.
« Depuis les années 1980, très peu de nouveaux accords sont venus réguler l'utilisation de l'espace au niveau international »
L'entreprise SpaceX – annoncé par Elon Musk en 2015 – a résolu une bonne partie de ces problèmes d'une manière qui n'était pas permise, avant que les coûts d'envoi dans l'espace soient plus faibles : mettre en orbite des milliers de plus petits satellites au lieu de quelques gros avec des capacités limitées (comme Iridium, principale constellation de satellites de télécommunication qui possède encore aujourd'hui soixante-dix-sept satellites). Sur les près de sept mille satellites en opération, presque la moitié appartiennent à SpaceX ; à titre de comparaison, la France en possède une petite centaine.
« Un GPS “européen”, Galileo, est entré en service en 2016 pour assurer la souveraineté européenne sur ce service hautement stratégique. »
SpaceX a révolutionné le domaine tout en posant des dizaines d'autres questions. Quelle est la rentabilité de SpaceX ? Comment maîtriser la pollution lumineuse générée par des milliers de petits miroirs qui cachent les étoiles et reflètent le soleil ? Comment gérer la fin de vie de ces milliers de satellites ? Doivent-ils retourner se détruire dans l'atmosphère ou bien rester en orbite ? Comment rendre compatible le système fermé de SpaceX avec les millions d'antennes et autres téléphones ? Qu'en est-il de la souveraineté quand Elon Musk peut choisir délibérément de couper l'accès à une région, comme il l'a fait en 2022 avec des drones sous-marins ukrainiens ? Bref, face à cela, les États et les institutions internationales sont majoritairement sans réponses. Pire, les États-Unis encouragent cette concurrence avec les autres projets comme Kuiper (Amazon), quand la Chine développe sa propre mega-constellation (GuoWang). En face, l'UE a décidé en juin 2023 de se doter d'une constellation souveraine, Infrastructure for resilience, interconnectivity and security by satellite (IRIS2), proposant des services de communication résilients et sécurisés aux services gouvernementaux puis aux Européens. Un projet à plusieurs milliards d'euros qui ne sera déployé au mieux que fin 2026...
Pour une éthique de l’espace
Il se trouve que dans la construction de cette indépendance spatiale commune européenne, la France est et reste la première puissance avec des groupes historiques comme Ariane, Thales Alenia Space, Airbus D&S et Safran, appuyés par le CNES qui coordonne l'effort spatial au niveau national. La France est aussi une puissance diplomatique importante dans les instances internationales comme l'ONU ou l'International telecommunication union (ITU). Elle pourrait pousser à une plus grande régulation mondiale et à la mise en place d'un cadre juridique qui garantissent l'intégrité de l'espace comme un bien commun de l'humanité ; ce qu'essaient de nous faire oublier les astrocapitalistes comme Elon Musk. La question de l'éthique de l'espace doit être posée. les enjeux sont énormes : enjeux environnementaux, d'inégalité d'accès à l'espace pour les pays émergents, de souveraineté, de paix. Nous ne pouvons décidément pas laisser ces questions à la seule régulation du marché ou des États.
Flavien Ronteix est docteur en télécom et ingénieur système dans le domaine spatial.
Cause commune n° 39 • juin/juillet/août 2024