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Parmi les laboratoires d’idées français, l’Institut Montaigne occupe une place à part. D’inspiration libérale, il dispose de puissants financements et il a l’oreille de l’Élysée.

Pour la petite histoire, on se souvient que lors de la création précipitée du parti En marche, ce dernier avait donné comme adresse celle de la fondation Montaigne.
L’institut a une production abondante et ses notes irriguent réflexions et initiatives des ministres et du gouvernement, de nombreux médias également ; les pistes ne sont pas systématiquement reprises par les autorités mais elles servent a minima de ballon d’essai.
Durant le premier confinement, l’institut s’est alarmé de la tournure prise parfois par le débat public. Une floraison d’articles dans les médias ou les réseaux sociaux montrait du doigt, en effet, le libéralisme, dénonçait sa faillite dans le domaine de la santé, et prenait la défense du service public. Il y avait dans l’air comme une demande de plus d’État. Le propos était intolérable pour les ultralibéraux de Montaigne qui repartirent à l’attaque. Leur président, Henri de Castries (voir encadré), par ailleurs P-DG d’AXA, reprit la plume pour réexpliquer la vulgate libérale, qui est assez simple finalement : il y a trop d’État, trop de puissance publique, faisons confiance à l’« inventivité » et à la souplesse des entreprises.
Dernier exemple en date de cette proximité entre milieux d’affaires et monde politique que conforte l’Institut Montaigne : Franck Morel et sa note Rebondir face à la covid-19 : neuf idées efficaces en faveur de l’emploi (septembre 2020). Franck Morel est l’ancien conseiller social de l’ex-Premier ministre Édouard Philippe. L’homme se flatte d’être « un spécialiste du droit du travail, qui a contribué depuis 2007 à quinze réformes sociales structurantes auprès de cinq ministres ou Premiers ministres différents ». Après avoir quitté Matignon cet été, il a rejoint fin juillet le cabinet Flichy Grangé Avocats, une agence spécialisée dans le droit du travail, vu du côté employeur si l’on peut écrire.

Perversité du vocabulaire libéral
Dans le même mouvement, et tout naturellement, Franck Morel a intégré l’Institut Montaigne en qualité d’associé (senior fellow)  sur les enjeux du travail, de l’emploi et du « dialogue » social. Il signe tout aussitôt un mémento de dix-huit pages, Des propositions iconoclastes d’évolution du cadre juridique afin de libérer la création de postes dans les entreprises. Au passage, même si le fait est devenu courant, on notera la précision et la perversité de ce vocabulaire libéral où le mot dit souvent le contraire de la chose. On ne contredit pas ici le code du travail, « on fait évoluer son caractère juridique », on ne précarise pas, « on libère », on ne fragilise pas les salariés, on « répond aux besoins de souplesse » et on agit « en faveur de l’emploi », on ne licencie pas, on opte pour un « plan de sauvegarde de l’emploi ». Voilà autant d’idées « à fort potentiel », comme on dit avec gourmandise dans ces milieux de dominants. Dans son pensum, Morel milite pour autoriser par simple accord d’entreprise collectif le recours aux contrats de chantier : « C’est une mesure simple et rapide à mettre en œuvre qui n’effraie pas les employeurs [ l’employé, c’est autre chose, NDR ] et pourrait créer des milliers d’emplois. » En clair, un contrat de chantier est un CDI qui peut être rompu pour un motif lié à la mission d’un projet ou d’un chantier. Cela se pratique pas mal dans le bâtiment, il suffirait d’étendre la méthode partout, suggère notre senior fellow. Autre suggestion : pérenniser l’assouplissement de la pratique de prêt de main-d’œuvre entre em­ployeurs. Le Premier ministre a repris devant le MEDEF cette idée, présentée comme « une alternative au recours à des travailleurs détachés ».

« La philosophie de l’Institut Montaigne : utiliser la crise pour renforcer les positions des dominants, en jouant sur les mots, tant il est vrai qu’avec eux, l’esclavage, c’est la liberté. »

Morel propose encore d’autoriser le « dédit-formation », formulation absconse qui signifie simplement qu’on va garantir au patron qui recrute un apprenti, et le forme, que ce jeune ne pourra pas le quitter pour la concurrence à la fin de son cursus : « On pourrait expérimenter cette disposition notamment dans des secteurs où il y a des métiers en tension. » On retrouve dans toutes ces « innovations » estampillées Institut Montaigne une même logique : toujours moins de droits aux salariés, toujours plus de pouvoirs aux patrons. Dans cette même note, on suggère de donner des droits particuliers aux seuls syndicats qui signeraient un accord d’entreprise collectif ou de multiplier les référendums dans l’entreprise ou la branche. « La période se prête à des innovations en matière d’emploi », ajoute l’expert, un brin cynique. Et puis pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Pour Morel, il faut permettre, par accord d’entreprise toujours, de reporter (ou d’avancer) sur trois ans la cinquième semaine légale de congés payés et trois jours fériés. « Rapide à mettre en place, cette proposition permettrait de réduire ou d’augmenter le temps de travail jusqu’à un mois entier sur une année sans que les droits des salariés soient amputés. » Morel enfin veut donner la possibilité aux salariés de monétiser une semaine de repos, y compris dans le cadre de conventions en forfait jours.

« On retrouve dans toutes ces “innovations ” estampillées Institut Montaigne une même logique : toujours moins de droits aux salariés, toujours plus de pouvoirs aux patrons. »

Autre rapport de l’institut, médiatisé courant octobre, intitulé « Les quartiers pauvres ont de l’avenir » et signé Hakim El Karoui. Le titre est intéressant et le texte a le mérite de casser des idées reçues sur le 93 (par exemple, que ce département accapare la dépense publique et ne produit pas grand-chose, ce qui est ici contredit). Mais l’étude ne propose que des solutions qui s’appuient sur l’ubérisation des entreprises et sur les lois libérales de la marchandisation du logement social.
Telle est la philosophie de l’Institut Montaigne, bien décidé à utiliser la crise pour renforcer les positions des dominants, en jouant sur les mots, tant il est vrai qu’avec eux, l’esclavage, c’est la liberté.



Le 18 mai, sur une pleine page du Figaro, le président de l’Institut Montaigne dénonçait un air du temps antilibéral

Quels seront nos choix philosophiques de long terme ? Quel chemin allons-nous suivre ? Dans quel camp serons-nous ? Voulons-nous nous lamenter et tout attendre de l’État ou rebondir en faisant les efforts et les remises en cause nécessaires ? Les sociétés occidentales, et tout particulièrement la nôtre, ont été saisies par une peur quasi panique de la mort. Leur capacité à réagir dépend de leur appétit pour le risque. Or la France a poussé si loin la théorisation du principe de précaution qu’elle l’a transformé en une quasi-obligation de risque zéro. Une société qui se pense ainsi se condamne à la rétractation. Une société qui articule son fonctionnement sur la pénalisation judiciaire du principe de précaution s’enferme dans l’immobilisme. […] Réclamons la réinvention de la gouvernance du pays, plutôt qu’un changement de système. Nous devons basculer d’une société carcan, bureaucratique, qui régule, étouffe et punit, à une société de confiance qui facilite la croissance et stimule l’initiative, la liberté et la solidarité.


Cause commune n° 21 • janvier/février 2021