Oui, il y a, dans notre présent, une visée d’« autre chose », un « vivre autrement », enraciné et quotidiennement retravaillé. Oui, il y a des réserves d’alternative pour « nous » gérer autrement. Mais, sauf à être dogmatique, à monopoliser le désir d’altérité en lieu et place de nos semblables, on ne peut faire émerger ces réserves en contournant ce qu’on appelle le travail ou l’activité industrieuse humaine.
Qu’appelons-nous « projet-héritage » ?
Dans une entreprise, dans toute forme d’organisation produisant des biens ou des services, mais au-delà, partout où se construit dans la durée un agir collectif, il y a des projets, des alternatives qui s’appuient sur des acquis mis en mémoire commune, des patrimoines construits dans l’histoire de cette institution. Mais réciproquement, la fabrication des projets, tournée vers l’avenir à construire, va sélectionner dans ce passé des segments de patrimoines collectifs de nature à crédibiliser ces projets. L’héritage permet la cristallisation du projet, mais rétroactivement le projet configure dans le passé l’héritage qui pourrait le préfigurer.
Ces dialectiques se construisent dans la durée, portées par les agir collectifs des différents protagonistes ; elles sont donc plurielles, partiellement, voire totalement, antagoniques, selon les histoires de ces protagonistes, selon les positions sociales, les fonctions, les trajectoires occupées dans l’entité considérée. Elles peuvent se structurer à partir de points de vue strictement financiers sur cette entité, ou sur des visions de développement plus entrepreneuriales, ou sur les ressources expérimentées dans le vivre ensemble au travail. Entre des projets-héritages entièrement pris dans les calculs comptables, et ceux qui s’alimentent des réserves d’alternatives socialisées issues des débats de normes, entre ces deux pôles, de multiples cas de figure sont possibles et dessinent l’immense champ de la militance industrieuse. Car c’est bien en faisant riper les dialectiques projets-héritages vers le second pôle, qu’on a chance de déplacer la contradiction argent/activité. C’est bien dans cette direction-là, celle que l’on pourrait appeler la dialectique « industrieuse » des projets-héritages, que s’inscrivent plusieurs des exemples qui suivent.
« L’héritage permet la cristallisation du projet, mais rétroactivement le projet configure dans le passé l’héritage qui pourrait le préfigurer. »
Cette dialectique des projets-héritages peut se travailler en divers points d’un large spectre social, allant d’une petite et moyenne entreprise (PME) à l’échelon beaucoup plus large d’une culture ou d’une civilisation. Ainsi, il y a deux ou trois décennies, Alain Wisner, l’un de nos trois « médecins atypiques », se posait la question de la faisabilité des transferts de technologie. À quelles conditions ont pu, peuvent, pourront se greffer les technologies les plus modernes sur des peuples qui, à certains moments de l’histoire, ont pu ou peuvent apparaître « en retard » sur d’autres ? Sa réponse, par exemple pour le Maghreb ou le Japon, nous renvoie très exactement à la nécessité de faire travailler cette dialectique des remémorations fécondes et des entreprises créatrices : « Il me semble capital, disait-il en 1985, de retrouver la grandeur artistique et technique de chaque pays, car il faut beaucoup de courage pour se lancer avec sérieux et fermeté dans la modernisation si on n’a pas l’impression d’être issu d’une grande civilisation ancienne. » Il s’agit d’opérer la remémoration des moments où tel peuple a « sorti » des cartes maîtresses, attestant par là même qu’il est capable comme tout autre de s’approprier celles maîtrisées par des peuples différents de lui, à un moment ultérieur de l’histoire : « Les artisans pratiquant au Maghreb la technique du cuivre repoussé, ou celle des teintures de laine ou encore, en Asie du Sud-Est, les spécialistes de la laque ou du papier huilé sont, sans doute, parfaitement aptes à travailler dans l’industrie électronique et chimique. » La prodigieuse conquête des technologies de l’ère Meiji au Japon, après deux siècles d’isolement, est un cas d’école qui impose, pour la comprendre, de telles rétroactions historiques.
« La bataille des projets-héritages oppose l’encapsulement du travail humain sous la prédominance de bilans purement quantitatifs et la volonté militante de donner de l’espace aux valeurs de bien commun. »
De qui l’entité industrieuse est-elle le patrimoine ?
Ces dialectiques doivent se nouer, créer une sorte de continuité, aux différents échelons de ce spectre social pour se renforcer mutuellement, pour produire des effets d’histoire, au sens où on l’a suggéré plus haut. On vient d’évoquer une dialectique projet-héritage à un niveau très « agrégé », celle qui concernerait un peuple tout entier. La recollection des micro-actes d’intelligence, la conscience en pénombre et encore mieux la mise en visibilité de l’ampleur de leurs renormalisations crédibilisent à l’époque l’ambition d’une hégémonie de la classe ouvrière, selon le langage gramscien qui est celui d’Ivar Oddone. Par exemple, en matière de montage, le délégué, mieux encore l’ouvrier est « en fait le véritable expert ». Et en fin de compte le basculement du projet-héritage vers sa forme industrieuse arrive à faire peur aux chefs d’atelier : face à une renormalisation collective efficace du groupe ouvrier concernant la distribution des tâches, ils en viennent à cette réaction : « Mais qu’est-ce que vous croyez ? Que vous pouvez commander ? Vous croyez comme ça que vous pouvez vous mêler de ce que l’entreprise doit faire ? Prenez donc l’entreprise et dirigez-la vous-mêmes ! »
Ainsi, toute bataille contre une vision appauvrie du travail, toute mise en visibilité des savoirs-valeurs immanents au monde des activités de travail, opérant un déplacement de la contradiction argent/activité, fait poser la question : mais l’entité industrieuse (entreprise, établissement ou tout autre organisme), c’est le patrimoine de qui ? Ainsi, visitant en 1985 les ateliers d’une entreprise leader mondial de la fabrication des fours verriers au Pontet, près d’Avignon, nous sommes les témoins de la façon dont un dirigeant syndical court-circuite et critique les présentations idéalisées et lissées du cicerone officiel ; bref, fait barrage à un projet-héritage trop directement inspiré par les stratégies de la direction. Mais à peine la route nationale traversée, dans son « jardin » du comité d’entreprise, il retourne sa faconde dévastatrice, pour magnifier les prouesses techniques et le métier de « son » entreprise. Illustration d’un projet-héritage en partie alternatif qui le conduira à défendre la pérennité de l’entreprise, pour autant que son avenir repose sur le génie des renormalisations industrieuses, dont le cas du « masselottier » était un magnifique exemple. C’est bien ce basculement, cette présence si prégnante d’une dialectique industrieuse de projet-héritage dans cette petite PME provençale de fabrication de boucles pour chaussures, qui va rendre possible le saut si hasardeux vers la transformation de cette petite entreprise familiale en société coopérative ouvrière de production (SCOP). « La performance de notre outil de travail, dit-il, représentait pour la majorité d’entre nous des années et des années d’efforts, d’initiative, de production sur le tas, d’échanges d’expérience entre les travailleurs de la production (ceux qui produisent en série à partir des moules fixés sur les machines outils) et ceux de la fabrication (usinage des moules et de l’outillage). L’entreprise nous semblait nous appartenir de plus en plus et nous étions prêts à tout pour nous faire respecter » (Paul Esposito, cité dans Yves Schwartz, Expérience et connaissance du travail ).
De l’émancipation du travail à la transformation de la société civile
Un autre exemple nous ferait revenir à un niveau plus global, mais directement issu d’interrogations politiques et militantes et où se pose clairement la dimension de « l’émancipation du travail » ; ou, en d’autres termes, la capitalisation de ces diverses dialectiques industrieuses projets-héritages. Il s’agit du bel ouvrage de Bruno Trentin, La Cité du Travail, le fordisme et la gauche, introduit par Alain Supiot. Une division, on peut dire une contradiction entre deux projets-héritages au sein de la gauche européenne, tel serait, en mon langage, l’argument majeur de cet ouvrage posthume. Il y aurait, dit Bruno Trentin, comme « deux âmes » dans la gauche, une fascinée par la prise du pouvoir, par la gestion de l’État, et aussi par la rationalité technique et scientifique, et une autre, aujourd’hui minoritaire, dominée, mais dont il faut récupérer les « traces », celles qui ont marqué l’histoire dans les luttes autour de changer la façon de travailler, allant de « l’émancipation du travail » à la « transformation de la société civile ». Un véritable « drame » est généré à partir de la fin des années 1960 : avec la transformation profonde des milieux de production et donc du monde du travail, une coupure entre l’économique et le politique tend à rendre impossible « de récupérer ne serait-ce que sur un mode critique et à travers des moments de crise ou de rupture, un certain patrimoine culturel et politique des luttes ouvrières du passé, une mémoire du mouvement ouvrier organisé ».
Drame donc de la concurrence entre projets-héritages dont résultent logiquement des stratégies politiques différentes. Or c’est bien autour des réserves d’alternatives industrieuses que se structure cette bifurcation des projets-héritages. Gramsci disait déjà que si les classes subalternes doivent accepter des « sacrifices » momentanés, des compromis au bénéfice d’un projet politique nouveau, ce ne peut être en effaçant les « stigmates de ses origines et de sa maturation ». Pas d’avenir si s’opère une rupture entre le projet et l’héritage : rien « ne pourra en effet jamais remplacer, dans la conscience des travailleurs, l’effort de retrouver – à chaque moment de leur prestation de travail, à chaque moment d’un travail vécu dans les conditions d’oppression et de subalternité – la nécessité d’agir pour un changement de la situation existante ». C’est ce projet-héritage qui devrait permettre à la classe ouvrière mutilée de « projeter à l’extérieur de son rapport de travail concret sa vocation à gouverner ». « La culture dominante (y compris la conception marxienne) ne présente en effet aucun modèle positif de travailleur, comme producteur actuel, non futur, capable et de réfléchir sur sa condition d’exploité et d’aliéné, et de produire des réponses au niveau de la conscience individuelle ou au niveau de la conscience de petit groupe. » C’est donc au cœur de l’usine, au cœur des univers de travail qu’a pris toute sa force, au point culminant des années 1960, ce projet-héritage de transformation de la société civile, de la vie sociale, à partir, dit Trentin, « d’une confiance de masse, confuse mais réelle, en la possibilité de changer la façon de travailler, et cela à la barbe de tous les dogmes du positivisme historique ».
Pour Gramsci, la formation de la « conscience alternative des producteurs » (nous dirions les réserves d’alternatives des producteurs) était une obsession, sous peine de ne pas donner corps au seul projet-héritage capable d’ébranler vraiment la matrice des contradictions de nos sociétés marchandes et de droit, pour reprendre notre langage.
Sans doute les conditions de la subalternité ont aujourd’hui pris des formes extrêmement variables et nouvelles. Mais cette question de l’hétérodirection, de l’hétéronomie industrieuse reste pour Trentin le point d’achoppement majeur : le « divorce » qui marque depuis longtemps « une partie importante de la gauche occidentale » a pour base une catégorisation sociale fondée sur le revenu ou le « statut », critère qui « commence par nier à la base la nature du travail salarié – c’est-à-dire le fait qu’il soit avant tout un travail subordonné, hétérodirigé, abandonnant dans l’analyse du conflit social les « facteurs de subordination, d’hétérodirection et de compression de l’autonomie décisionnelle et créative du travail salarié, dans tous les domaines de l’activité sociale ».
Ce qui reste central, pour le dire en notre langage, c’est qu’aucune norme de production sociale – et il n’y a pas, rappelons-le, de production sociale sans normes antécédentes, et particulièrement dans nos sociétés marchandes et de droit – ne pourra évacuer la genèse permanente de réserves d’alternatives. Ainsi, les projets-héritages n’ont jamais été des données toutes prêtes, et particulièrement les formes industrieuses de leurs dialectiques, toujours fragilisées par l’emprise sur le travail humain des ratios abstraits et comptables. Elles sont à sortir de leur pénombre, à construire, par des « technologies » innovantes, respectueuses de la créativité humaine. La bataille des projets-héritages oppose donc aujourd’hui l’encapsulement du travail humain sous la prédominance de bilans purement quantitatifs et la volonté militante de donner de l’espace aux valeurs de bien commun encapsulées, elles, dans les renormalisations et réserves d’alternatives des activités industrieuses, individuelles et surtout socialisées.
Mais qu’est-ce que cela veut dire aujourd’hui, dans les conditions en partie si nouvelles de production de richesses, de gouvernances et rapports de force politiques et sociaux à l’échelle de la planète ?
Yves Schwartz est philosophe. Il est professeur émérite à l’université de Provence.
La réflexion actuelle en philosophie et dans les sciences humaines valorise considérablement des questions relatives aux identifications (de genre, de groupe, de filiation), aux différenciations, aux ruptures, et à ce qui permet de déterminer l’homme comme « animal symbolique ». Mais l’homme, pour autant qu’on s’autorise l’emploi de cette mauvaise abstraction, n’est-il pas d’abord et plus fondamentalement producteur de ses conditions matérielles d’existence, selon la profonde intuition de Marx ? De ce point de vue, l’œuvre exemplaire menée en interdisciplinarité dès les années 1980 par Yves Schwartz, Ivar Oddone, Alain Wisner et des ouvriers, notamment de l’agglomération marseillaise mais aussi des usines Fiat à Turin, offre un témoignage très fort. L’acte de travail peut amener les humains à une communauté de travailleurs mais aussi à une continuité historique qui va du geste technique à la volonté de se réapproprier l’entreprise. Le concept ici présenté de « projet-héritage » enjeu de lutte des classes procède de cette volonté.
• Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018