Pour surmonter l’impéritie de ses propres responsables, la direction du Rassemblement national décida, au cours de l’automne 2022, de créer une école des cadres. Un projet avorté aujourd’hui ?
Le Rassemblement national a un problème de cadres. On se souvient peut-être de cette candidate, lors des élections législatives 2022, qui, au cours d’un débat télévisé, comme on lui demandait sa position sur les services publics, avoua ne pas comprendre la question. Pendant les législatives de cet été, nombre de candidats n’ont tout simplement pas mené campagne, fuyant les plateaux télévisés, par incompétence ou par prudence. Le RN se méfie de ses propres représentants. Sur les quatre-vingt-huit députés de la cuvée 2022, une dizaine à peine ont régulièrement pris la parole à l’Assemblée nationale, les autres ayant été priés par leur direction de se taire, et éviter ainsi tout quiproquo. La même consigne (« Aucune opinion personnelle ne sera tolérée », a clamé Marine Le Pen à la mi-juillet 2024) vaut d’ailleurs pour le nouveau groupe parlementaire.
« En confiant la direction de son école centrale à un sondeur et non à un idéologue, le RN privilégiait la communication, l’image à la théorie. »
Pour surmonter l’impéritie de ses propres responsables, la direction du RN décida, au cours de l’automne 2022, de créer une école des cadres. Ce parti ne disposait plus d’une telle structure, en effet, depuis un quart de siècle, depuis la scission des mégrétistes en 1998. C’était au temps du Front national. Vingt-cinq ans sans formation a durablement affaibli l’encadrement nationaliste. On allait donc remettre sur pied une école dont le mot d’ordre serait : « Se former pour gouverner ».
Un directeur
Jordan Bardella désigna comme directeur Jérôme Sainte-Marie. L’homme n’est pas vraiment un idéologue. Il est sondeur de profession. Ce quinquagénaire est le « monsieur sondage » de Marine Le Pen. Il a fait toute sa carrière dans l’univers des enquêtes d’opinion. Il débuta au service information du gouvernement (SIG) sous Michel Rocard, puis passa par Louis Harris, BVA et créa l’institut Polling Vox. Il dit avoir eu « le coup de foudre » pour Marine Le Pen en 2011 mais longtemps, alors qu’il était pourtant devenu le conseiller de l’ombre de cette dernière, il se garda d’afficher ses convictions et sut passer, jusqu’au printemps dernier, pour un « expert », indépendant naturellement, volontiers sollicité par les grands médias. (C’est d’ailleurs encore le cas dans Le Figaro du 7 septembre 2024.)
En 2019, Sainte-Marie a publié un essai, tiré de son expérience de sondeur, intitulé Bloc contre bloc dans lequel il parle d’« un retour du vote de classe ». L’ouvrage dit « dépasser » le clivage gauche/droite et distingue, face à Macron et le « bloc élitaire », Marine Le Pen et le « bloc populaire ». Cette vulgate, simpliste mais efficace, a été très amplement reprise dans les médias, et sert d’argumentaire roboratif au RN ; elle fait même partie de ses fondamentaux.
On remarquera cependant qu’en confiant la direction de son école centrale à un sondeur et non à un idéologue, le RN privilégiait la communication, l’image à la théorie. Une manière à la fois de camoufler sa pensée ultraréactionnaire et d’éviter les débats de doctrine qui traversent depuis toujours cette famille politique. « Nous ne sommes pas des idéologues mais des gens d’action », répète Bardella.
Un geste politique plutôt qu’une attention aux contenus
L’école est nommée Campus Héméra, du nom de la divinité grecque qui incarne la lumière (et clin d’œil sans doute aux caciques du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne, GRECE, un des plus influents réseaux de l’extrême droite, ou à ILIADE, institut identitaire, autre repère brun…). Elle est inaugurée en mars 2023 en présence de tout le gratin lepéniste. Il s’agit essentiellement d’une plate-forme d’apprentissage en ligne dont les cours, une douzaine, sont accessibles aux seuls adhérents mais dont on peut avoir une petite idée sur Internet. Le contenu est normalisé, convenu. Pas de mots déplacés, tout est sous contrôle. Sainte-Marie y parle naturellement des sondages, de l’histoire du RN, du trotskisme. Sont invitées quelques sommités réactionnaires, la vidéaste Tatiana Ventôse, l’historien Frédéric Rouvillois, l’écrivain algérien Boualem Sansal, l’inévitable Michel Maffesoli. On a même droit à un cours sur Gramcsi (et l’incontournable « hégémonisme culturel »).
« Pendant les législatives de cet été, nombre de candidats n’ont tout simplement pas mené campagne, fuyant les plateaux télévisés, par incompétence ou par prudence.. »
Ça se présente comme « le média d’idées et de formation du Rassemblement national » ; Jordan Bardella veut y voir « un programme complet et cohérent pour mener la bataille culturelle et faire émerger une nouvelle élite issue du peuple ». Mais l’ensemble fait un peu fourre-tout, un peu compilation foutraque. À l’évidence, ce qui compte ici, c’est le geste politique, l’annonce de la création de l’école plus que les contenus eux-mêmes. On voit mal la colonne vertébrale de l’institution, ni l’intérêt pour les militants.
De fait, de mars 2023 aux élections européennes récentes, il ne se passe rien sur ce site ou à peu près rien. Comme si personne ne se souciait de sa cohérence, de son intérêt. Peut-être est-ce aussi l’effet de disputes internes qui gèlent l’opération. Certains parlent déjà de projet avorté.
Lors des législatives de 2024, le RN présenta Saint-Marie dans les Hautes-Alpes. Ce parachuté fit un score honorable au premier tour mais fut finalement battu. On le voit moins depuis mais il est toujours dans la course.
Quant à son école, elle reste en plan, et dans le vide. Est-ce un vide théorique ? Ou bien, dans sa volonté de dédiaboliser, le RN en dit le moins possible. Et préfère rester dans le flou ? Comme disait le cardinal de Retz (on attribue volontiers, et à tort, la paternité de cette formule à François Mitterrand…) : « On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment. »
Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024