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Le concept d’aliénation, fortement mobilisé aujourd’hui pour penser des phénomènes de déshumanisation, de domination, de souffrance et de dépossession liés au néolibéralisme, puise sa source dans une tradition philosophique qui remonte au XIXe siècle, et notamment à Marx. En la matière, on se réfère souvent aux analyses développées dans les Manuscrits de 1844, mais la réflexion de Marx sur le sujet va évoluer au cours de sa vie et prendre une forme nouvelle à partir de la fin des années 1850.

L’aliénation dans les Manuscrits de 1844
La première grande réflexion de Marx sur l’aliénation intervient dans des manuscrits de jeunesse, rédigés en 1844, qui constituent sa première véritable confrontation avec le discours de l’économie politique, dont il entreprend de faire la critique. La dynamique générale du travail aliéné dans le premier cahier des Manuscrits de 1844 est analogue à celle que présentait le philosophe Ludwig Feuerbach trois ans plus tôt dans son ouvrage intitulé L’Essence du christianisme à propos de la religion : l’être humain projette dans un être extérieur à lui ses propres qualités génériques et cet être extérieur lui devient étranger par une opération de dépossession. Marx résume les choses de la manière suivante : « […] plus le travailleur se dépense dans son travail, et d’autant plus puissant devient le monde étranger, objectif, qu’il engendre en face de lui, et d’autant plus pauvre il devient lui-même, d’autant plus pauvre son monde intérieur, et d’autant moins a-t-il de choses en propre. Il en va de même dans la religion. Plus l’homme met de choses en Dieu, et moins il en conserve en lui-même. »

« Marx va chercher à montrer, à partir de la fin des années 1850,que la propriété privée des moyens de production constitue la condition de possibilité du travail aliéné. »

Pour être plus précis, cette logique générale du travail aliéné va s’opérer selon quatre modalités que Marx analyse successivement dans la section du premier cahier des Manuscrits de 1844, consacrée au travail aliéné et à la propriété privée. La première modalité de cette aliénation concerne le rapport du travailleur au produit de son travail et, ce faisant, au monde extérieur sensible. Marx en décrit le processus dans les termes suivants : « […] l’objet que le travail produit, son produit vient lui faire face comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s’est fixé dans un objet, qui s’est fait chose ; ce produit est l’objectivation du travail. La réalisation du travail est son objectivation. Cette réalisation du travail apparaît, dans la situation de l’économie nationale, comme déréalisation du travailleur, l’objectivation comme perte de l’objet et asservissement à l’objet, l’appropriation comme aliénation, comme perte de l’expression. » Comme on le voit, ce rapport du travailleur au produit de son travail repose sur une inversion systématique des termes. En premier lieu, le travail est compris, selon une série clairement positive, comme réalisation, objectivation, appropriation. Le travail met fin à la coupure entre l’individu et le monde des objets, il conduit l’individu à la fois à s’approprier le monde des objets et à le transformer en un monde humanisé. Cette dimension positive ne disparaît pas complètement dans le travail aliéné, elle se manifeste dans la puissance créatrice bien réelle du travail, mais cette production échappe entièrement au travailleur, qui s’en trouve dépossédé. L’extériorité du produit de son travail prend la forme d’une puissance autonome et étrangère, à laquelle il ne peut précisément pas avoir accès.
La deuxième modalité du travail aliéné est l’aliénation du travailleur à l’égard de l’acte même de la production. Marx en résume la logique de la manière suivante : « […] le travail est extérieur au travailleur, c’est-à-dire n’appartient pas à son être – […] le travailleur ne s’affirme donc pas dans son travail, mais s’y nie, […] il ne s’y sent pas bien, mais malheureux, […] il n’y déploie pas une énergie physique et spirituelle libre, mais y mortifie son physique et y ruine son esprit. » Autrement dit, l’aliénation réduit le travail au rang de simple moyen en vue d’une fin qui lui est extérieure : la satisfaction des besoins. Le travail est donc vécu comme une souffrance par laquelle il faut passer pour satisfaire ses besoins, pas comme un besoin lui-même. D’où l’idée que, dès que possible, déclare Marx, « le travail est fui comme la peste ». Cette fuite s’explique non seulement par la pénibilité physique et l’abrutissement spirituel, mais aussi par le fait que, bien qu’opéré par l’individu, le travail ne lui apparaît pas comme sa propre activité, mais comme une activité en elle-même autonome qui ne se réalise qu’à travers lui, comme une activité dont le travailleur n’est que l’occasion, l’agent extérieur. Dans son activité, le travailleur ne s’appartient pas à lui-même précisément parce qu’il ne dispose d’aucun contrôle sur la production.

« Cette logique générale du travail aliéné va s’opérer selon quatre modalités que Marx analyse successivement dans la section du premier cahier des Manuscrits de 1844, consacrée au travail aliéné et à la propriété privée. »

La troisième modalité du travail aliéné concerne le rapport du travailleur à sa vie générique. Cette dernière est ravalée au rang de simple moyen de la vie individuelle. « Le travail aliéné, déclare Marx, renverse le rapport en ceci que l’homme, justement parce qu’il est un être conscient, fait de son activité vitale, de son essence, seulement un moyen en vue de son existence. » La dimension générique de l’activité humaine est liée au fait que l’être humain peut produire autre chose que ce dont il a immédiatement besoin en tant qu’individu, au fait que l’être humain peut produire de manière universelle, c’est-à-dire pour le genre humain dans son ensemble. Mais le propre de l’aliénation est justement de barrer à l’être humain l’accès à ce qui fait de son activité productive une activité générique, une activité qui lui permet de s’attester « réellement comme étant un être générique ». Le travail aliéné transforme cette production universelle en un simple moyen de la survie individuelle.
Enfin, la quatrième modalité du travail aliéné renvoie à ce que Marx appelle « l’aliénation de l’homme à l’égard de l’autre homme ». C’est peut-être sur ce point que le parallèle entre travail et religion cesse. L’extorsion dont est victime le travailleur aliéné se fait au profit d’un autre être, qui ne peut pas être un être imaginaire comme Dieu, mais qui est nécessairement un être humain bien réel. Cette quatrième modalité de l’aliénation suppose qu’un autre être humain, celui qui est en mesure de faire travailler les autres à sa place et de transformer la torture des autres en jouissance personnelle, s’approprie ce dont le travailleur est dépossédé.

L’aliénation après les Manuscrits de 1844
Après 1844, la réflexion de Marx concernant l’aliénation va évoluer de façon sensible. À partir de la rédaction des manuscrits de L’Idéologie allemande, en 1845-1846, il est amené à prendre ses distances avec le concept philosophique d’aliénation tel qu’il avait pu lui-même en faire usage. Pourtant, dans les années qui suivent, on n’assiste pas à une disparition complète de ce concept, qui continue à occuper une place importante sous la plume de Marx dans les différents manuscrits et textes de critique de l’économie politique rédigés à partir de la fin des années 1850. Toutefois, la signification qu’il revêt dans ces textes est bien différente de celle qu’on trouvait sous sa plume en 1844.
En effet, les Manuscrits de 1844 entendaient renverser le discours de l’économie politique classique, qui partait du fait de la propriété privée sans l’expliquer, sans le ramener à sa véritable cause qu’était le travail aliéné. Le premier cahier des Manuscrits de 1844 voyait donc dans le travailleur lui-même la cause de la propriété privée, et présentait le processus d’aliénation à l’œuvre dans le travail comme un processus d’auto-aliénation ou d’aliénation de soi. Le thème de l’auto-aliénation fait clairement du travailleur lui-même l’acteur et même l’auteur de sa propre aliénation, la cause bien plus que l’effet de l’aliénation. Si on prend au sérieux les Manuscrits de 1844, on peut en venir à dire que le travailleur s’aliène lui-même, bien plus qu’il n’est aliéné. C’est ce que suggère nettement l’analogie d’inspiration feuerbachienne entre aliénation dans le travail et aliénation religieuse.

« L’être humain projette dans un être extérieur à lui ses propres qualités génériques et cet être extérieur lui devient étranger par une opération de dépossession. »

Or, justement, c’est ce thème de l’auto-aliénation que Marx va abandonner à partir de la fin des années 1850. L’une des conséquences de l’abandon de ce schéma va précisément être d’inverser le rapport de cause à effet entre travail aliéné et propriété privée que les Manuscrits de 1844 cherchaient à établir. Si l’exploitation du travail perpétue bel et bien l’aliénation et la domination de la propriété privée, il est inexact de présenter le travail lui-même comme la cause de la propriété privée. En effet, développant sa théorie de l’exploitation capitaliste fondée sur la réduction de la force de travail au rang de marchandise et sur l’extraction de survaleur – ou plus-value – non payée au salarié, Marx va au contraire chercher à montrer, à partir de la fin des années 1850, que la propriété privée des moyens de production constitue la condition de possibilité du travail aliéné. On en trouve un exemple dans un passage du deuxième cahier des Manuscrits de 1861-1863, qui constituent des manuscrits préparatoires au Capital. Marx affirme la chose suivante : « Le fait que l’ouvrier se présente face à l’argent et offre sa puissance de travail comme une marchandise à vendre sous-entend : 1) que les conditions de travail, les conditions objectives du travail sont face à lui comme des puissances étrangères (fremde Mächte), des conditions qui lui sont rendues étrangères (entfremdet). Propriété d’autrui (fremdes Eigentum). »
C’est un renversement de perspective qui permet de clarifier la perspective ambiguë qui était encore celle des Manuscrits de 1844, qui pouvait suggérer l’idée d’une forme de servitude volontaire du travailleur s’aliénant lui-même et en définitive responsable de la propriété privée qu’il engendre et qui le domine – comme le croyant, dans la religion, serait responsable de sa propre aliénation, créant lui-même le Dieu qui le domine.
Ajoutons à cela le fait que Marx va s’employer, notamment dans le livre I du Capital, à donner un soubassement historique à l’idée selon laquelle la propriété privée est bien plutôt la cause du travail aliéné que son effet. Ce soubassement historique correspond à l’idée selon laquelle le Capital s’appuie d’abord sur un phénomène d’expropriation qui produit la séparation entre le travailleur et les conditions objectives du travail, c’est-à-dire les moyens de production. C’est un thème qu’on retrouve dans le chapitre 24 du livre I du Capital consacré à la fable de la prétendue accumulation initiale qui aurait permis à certains travailleurs de devenir capitalistes, parce qu’ils auraient été plus consciencieux et moins dispendieux que les autres. Cette fable, visant à justifier l’ordre existant, et notamment le fait que certains possèdent les moyens de production et tirent profit du travail d’autrui sans rien faire pendant que les autres triment pour eux, ne résiste pas à l’examen des faits. Marx va notamment analyser de manière assez précise la massive expropriation de la petite paysannerie anglaise à la fin du Moyen Âge, expropriation qui a engendré cette masse de travailleurs « libres », c’est-à-dire dire libres de vendre leur force de travail sur un marché. Si la prétendue accumulation initiale est en réalité une expropriation initiale, on comprend bien que la propriété privée des moyens de production est bel et bien la cause qui préside à l’aliénation du travail.

Jean Quétier est philosophe. Il est agrégé et docteur de l’université de Strasbourg.

Cause commune • novembre/décembre 2021