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En Italie, un texte censuré par le pouvoir à l’occasion de l’anniversaire de la Libération remobilise le courant antifasciste.

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En Italie, la Libération se célèbre le 25 avril, en souvenir de ce jour de 1945 qui marqua la sortie du pays du fascisme. En prévision de cette commémoration, le 20 avril dernier, l’écrivain Antonio Scurati, auteur d’une célèbre trilogie sur Mussolini, proposa à l’émission « Chesara », sur RAI 3, un court texte sur l’expérience criminelle du mussolinisme. Mais la direction de la chaîne publique refusa ce « monologue ». Serena Bortone, la présentatrice de l’émission, dénonça dans un « post » cette annulation et, en signe de protestation, elle décida de lire elle-même le texte de Antonio Scurati en ouverture de l’émission du soir.

Face à l’émotion suscitée par cette censure, peu avant le début de « Chesara », Giorgia Meloni, la Première ministre d’extrême droite, tenta de reprendre la main et publia le texte avec ce commentaire : « Ceux qui ont toujours été ostracisés et censurés par le service public ne demanderont jamais la censure de qui que ce soit », ajoutant, fielleuse : « Pas même à ceux qui pensent qu’il faut payer sa propagande antigouvernementale avec l’argent des citoyens. » Propos mesquins visant Antonio Scurati, désigné comme un profiteur : sa « pige » était de l’ordre de 1 500 euros, à comparer aux sommes astronomiques versées par la RAI pour la moindre star du show-biz

Un combat implacable contre le monde progressiste

En fait, c’est le comité de pilotage de la chaîne publique (aligné sur le pouvoir) qui a décidé de la censure. Ce qui appelle une première remarque. La postfasciste Giorgia Meloni, présidente du conseil depuis octobre 2022, a largement profité de sa position pour placer ses partisans aux multiples postes de commande de la machinerie administrative. C’est particulièrement vrai dans le monde des arts et des médias.

« L’extrême droite au pouvoir tente de manipuler l’histoire pour minorer, discréditer le rôle de la résistance antifasciste dans la libération de l’Italie. »

Des personnalités d’extrême droite se sont installées dans diverses institutions culturelles, dans les théâtres lyriques, à la Biennale de Venise, au Petit Théâtre de Milan, au Centre expérimental du cinéma, etc.

Sous une apparence chafouine, Giorgia Meloni mène un combat implacable contre le monde progressiste. Antonio Scurati raconte comment les médias méloniens le traitent : « Des journaux proches du pouvoir ont mis ma photo en Une, sous-titrée “Homme de m…”, on a mis une enveloppe remplie de merde séchée devant ma porte, on a écrit “Scurati” de merde » sur mon mur. Ces incitations à la haine m’obligent à regarder autour de moi quand je sors. » Plus généralement, une campagne anti-intellectuels (de gauche) est en cours. Ainsi le professeur d’histoire antique Luciano Canfora est traîné devant les tribunaux pour avoir qualifié Meloni de « nazi ».

Deuxième remarque : l’extrême droite au pouvoir tente de manipuler l’histoire pour minorer, discréditer le rôle de la Résistance antifasciste dans la libération de l’Italie.

Ce qu’explique par exemple l’historien Pierre Vesperini (Que faire du passé ?, Fayard, 2022) : « Meloni et les siens n’ont jamais voulu rompre clairement avec la généalogie nazi-fasciste de leur parti, c'est-à-dire celle de la République de Salo, et qui malgré cela traînent en justice toutes celles et ceux qui les y ramènent. »

L’Italie, berceau du fascisme

Mais, troisième point, le mal est peut-être encore plus profond. Redonnons la parole à Antonio Scurati : « L’Italie n’a jamais réglé ses comptes avec le fascisme, assure-t-il. Cela l’a empêchée de le dépasser, de rejeter définitivement cette partie de notre histoire, sa culture et son idéologie. C’est lié aux équilibres d’après-guerre mais cela tient aussi à une raison culturelle […]. Le fascisme a été raconté par les victimes du fascisme, laissant dans l’ombre une vérité fondamentale, à savoir que l’Italie a bel et bien été le berceau du fascisme. Reconnaître notre responsabilité aurait été la seule manière de le renvoyer dans le passé et d’enterrer une fois pour toutes cette part de nous-mêmes. Mais cela n’a pas été fait. Et alors que l’arrivée de Fratelli d’Italia au pouvoir était la dernière occasion historique de mener cette catharsis de la conscience nationale, cela a été soigneusement évité. »

« La postfasciste Giorgia Meloni, présidente du conseil depuis octobre 2022, a largement profité de sa position pour placer ses partisans aux multiples postes de commande de la machinerie administrative. »

Antonio Scurati ajoute que si la manière de parler du fascisme a changé depuis l’arrivée de Giorgia Meloni (à la télévision sont encouragées des productions de fiction sur la période fasciste), ce processus de révision a commencé avant elle, sous Berlusconi : « Le jugement négatif sur le fascisme, qui a été condamné dans notre Constitution, a considérablement diminué. Ce qui est plus grave avec l’arrivée des postfascistes, c’est que l’idée selon laquelle l’antifascisme est un fondement de notre démocratie, notre patrimoine commun, est systématiquement écartée. Plus que réhabiliter le fascisme, ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir veulent supprimer l’antifascisme des fondations de notre République et de notre Constitution. »

Paradoxalement, la censure qui a frappé Antonio Scurati a remobilisé aussi le courant antifasciste et le court texte de l’historien, lu dans les écoles, les universités, les conseils municipaux (et les chaînes de télévision concurrentes de la RAI…),  est devenu, sur les réseaux sociaux notamment, une sorte de manifeste de la résistance. Scurati a lu son texte le 25 avril à Milan, devant une place du Duomo comble.


Extraits du « monologue » censuré de Scurati

Antonio Scurati commence par rappeler les crimes du fascisme entre 1924 et 1944, « un système de violence politique meurtrière » et interroge : « Ses héritiers le reconnaîtront-ils une fois pour toutes ? Le groupe de postfascistes arrivés au pouvoir en 2022 avait deux voies : répudier son passé néofasciste ou chercher à réécrire l’histoire. Il a choisi la deuxième voie.[…] Giorgia Meloni s’en est obstinément tenue à la ligne idéologique de sa culture néofasciste d’origine : elle a pris ses distances avec les atrocités indéfendables du régime, sans jamais répudier dans son ensemble l’expérience fasciste, chargeant les nazis des crimes commis avec la complicité des fascistes. Enfin, elle a refusé de reconnaître le rôle fondamental de la Résistance dans la renaissance italienne, au point de ne jamais prononcer le mot antifascisme.[…] Tant que ce mot ne sera prononcé par celle qui gouverne, le spectre du fascisme continuera à infester la démocratie italienne. »

Cause commune 40 • septembre/octobre 2024