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L’interminable bataille de chiens, de requins plus exactement, pour le contrôle du groupe Lagardère est tout à fait caractéristique de la nature du capitalisme à la française.

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Le siège du groupe Lagardère à Paris

En 2020, la presse spécialisée, économique et boursière, a consacré à peu près autant de place à l’affaire Lagardère qu’au coronavirus. L’affaire peut se résumer ainsi : un milliardaire, un temps fragilisé, allait se faire dévorer par un autre milliardaire, quand surgit un troisième larron, milliardaire lui aussi, qui sauva la mise du premier cité.

Le groupe Lagardère, c’est quoi ?
Une firme française de taille internationale, trente mille salariés, dirigé par un héritier, Arnaud, fils de Jean-Luc, apparemment moins doué que le père. Ce groupe s’active dans deux domaines : les médias (l’empire Hachette, premier groupe d’édition français et troisième mondial, Europe 1, Paris Match, Le Journal du dimanche, en position de quasi-monopole) et ce qu’on appelle dans le jargon « globish » le « travel retail », c’est-à-dire les boutiques d’aéroport (et de gare) et le duty free. Ce groupe a connu quelques difficultés pour des raisons diverses et variées en partie liées à la crise sanitaire (et celle des transports). Le milliardaire Vincent Bolloré (Vivendi), longtemps un ami de la famille, a cru le moment venu d’emporter le morceau en s’alliant avec un fonds britannique, Amber. Ces deux-là ont ensemble quasiment la majorité ; l’affaire semblait faite, tout le monde imaginait Lagardère à terre quand, coup de théâtre, le milliardaire numéro un, Bernard Arnault, s’est invité dans le marigot, pour « secourir » Lagardère et lui sauver la mise. Les « minoritaires » (presque majoritaires) ont alors exigé la tenue d’une assemblée générale extraordinaire, pour changer la direction, un nouveau « conseil de surveillance », comme on l’appelle. Lagardère refusa ; l’affaire vint devant le tribunal de commerce (de Paris), qui donna raison à Lagardère et Arnault. Depuis, c’est le statu quo.
C’est tout à la fois une affaire de gros sous, de rapports de force fluctuants au sein de la classe dominante, de réseaux, d’inimitiés, de combines. C’est aussi (surtout ?) un dossier à forte connotation idéologique, pour le dire plus prosaïquement : c’est une sévère dispute pour le contrôle des médias (voir encadré).

« Le conseil de surveillance de Lagardère, un alliage aléatoire d’héritiers, de financiers (depuis les fonds de pension aux pétrodollars), de bourgeoisie d’État, de politiciens et d’aigrefins, une alliance sans guère de principes, si ce n’est une égale servilité à l’argent. »

Le conseil de surveillance
Mais ici on voudrait s’arrêter sur une des manifestations de cette bataille, à savoir la conquête du fameux « conseil de surveillance » car l’essentiel des débats, des mois durant, a tourné autour de la composition de cette instance. Le conseil se compose de neuf membres. Les minoritaires demandaient quatre places sur les neuf, accusant les actuels membres de manquer d’esprit critique (!) à l’égard de la direction. Ces neuf sont restés en place : qui sont-ils ? Des hommes et des femmes de paille d’un pouvoir patronal surplombant ? Pas que. Chacun d’eux est représentatif du monde dirigeant ; chacun apporte son « plus » au collectif capitaliste. Dans l’ordre protocolaire de la nomenclature de Lagardère, il y a Patrick Valroff, ex-patron du Crédit agricole, un homme de la finance donc ; ensuite un personnage incongru, Jamal Benomar. Chez Lagardère, on lui attache l’étiquette « ONU », tout simplement. Cet ancien « gauchiste » marocain, qui a effectivement eu une mission auprès du secrétaire général de l’ONU, a en fait aujourd’hui le statut d’agent (ou conseiller) du Qatar. En regardant un peu sa bio, on comprend qu’il connaît des déboires avec la justice américaine pour « piratage ». Valérie Bernis est à cheval entre le groupe Suez et la chaîne Paris première. Soumia Malinbaum vient du groupe Keyrus, une société de numérique. Puis voici Guillaume Pepy, ex-patron de la SNCF, parfait exemple des liens incestueux État/privé. Gilles Petit est de Carrefour ; Susan H. Tolson émarge pour « Capital group », un fonds de pension américain. Petite surprise : Nicolas Sarkozy, que Le Figaro dans cette affaire a présenté comme très proche du Qatar (encore !). Et Michel Defer, délégué de la CFDT du groupe Hachette (qu’allait-il faire dans cette galère ? œuvrer pour un capitalisme « responsable » ?).
Pour info, indiquons que dans les candidatures alternatives proposées par les minoritaires (Amber) on repère Brigitte Taittinger-Jouyet : la dame vient du monde du champagne, comme son nom l’indique, c’est l’ancienne patronne des parfums Annick Goutal, l’administratrice de Suez et de la FNAC-Darty. Elle est également l’épouse de Jean-Pierre Jouyet, secrétaire d’État sous François Fillon, puis secrétaire général de l’Élysée sous François Hollande (ces deux-là s’adorent). Le type même du courtisan pas sectaire pour un sou. Il vient d’ailleurs d’écrire ses mémoires (L’Envers du décor) où il décrit, en fin connaisseur, ce qu’il appelle « le petit Paris », c’est-à-dire « ce centre du pouvoir sans bureaux ni raison sociale ni liste d’adhérents (qui se résume à trois mondes, l’État, les affaires, les artistes et les médias) qui se retrouvent à table ».

« Un dossier à forte connotation idéologique, pour le dire plus prosaïquement : c’est une sévère dispute pour le contrôle des médias. »

C’est un peu ce petit Paris qu’on retrouve dans le conseil de surveillance de Lagardère, un alliage aléatoire d’héritiers, de financiers (depuis les fonds de pension aux pétrodollars), de bourgeoisie d’État, de politiciens et d’aigrefins, une alliance sans guère de principes, si ce n’est une égale servilité à l’argent.

 

 Vers un Yalta des médias ?

Comme dans toute tempête au sein du capitalisme français, la politique n’est jamais très loin, surtout lorsque le contrôle des médias est en jeu. Dans l’affaire Lagardère, beaucoup voient la main de l’Élysée derrière l’irruption de Bernard Arnault face à Vincent Bolloré. Le château, entend-on dans tout Paris, ne verrait pas d’un bon œil que Vincent Bolloré mette la main sur Europe 1, Paris-Match et Le Journal du dimanche, propriétés du groupe Lagardère. Un rapprochement de ces médias influents avec ceux de Vivendi, Canal+ et surtout CNews, dont la ligne éditoriale « droitiste » irrite en haut lieu, concentrerait entre les mains de l’homme d’affaires breton un ensemble particulièrement puissant à quelques mois de la présidentielle. Et si à la fin des fins le sort du groupe se jouait dans les couloirs feutrés des sièges de Vivendi et de LVMH ? Une sorte de Yalta qui verrait les deux grands fauves se répartir les actifs. Le groupe de Bolloré pourrait mettre la main sur Hachette Livre. En mariant Hachette et Editis, sa propre filiale, Vivendi créerait ainsi un champion mondial français de la culture. […] LVMH de son côté pourrait reprendre le pôle média qui viendrait s’ajouter à son empire naissant composé des Échos, du Parisien, de Radio Classique et bientôt des magazines Challenges, Sciences et avenir ainsi que d’Historia.

Enguérand Renault, Le Figaro Économie, 12 octobre 2020.

Cause commune n° 22 • mars/avril 2021