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John Keats est né à Londres, en 1795. Sa courte vie ne fut pas avare de douleurs diverses. Terrassé par la phtisie, il meurt à 25 ans, à Rome. Keats laisse derrière lui une œuvre mince, mais au moins un chef-d’œuvre : Hypérion, une épopée inachevée.

Avant que ce chuchotement fut à moitié émis,
Hypérion se redressa, et sur les étoiles
Leva ses paupières recourbées, puis les tint grandes ouvertes
Jusqu’à ce que la voix s’éteignît ; et toujours il les tenait ouvertes :
Et toujours c’étaient les mêmes brillantes et patientes étoiles.
Alors inclinant lentement sa large poitrine,
Tel un plongeur dans les mers riches en perles,
En avant, il se baissa sur le rivage aérien,
Et s’enfonça, sans bruit dans la profonde nuit.

En ce moment, au battement même des larges ailes du Temps
Hypérion glissa par les airs bruissants,
Et Saturne gagna avec Théa la triste place
Où Cybèle et les Titans meurtris se lamentaient.
C’était une caverne dans laquelle aucune lumière ne pouvait
En les éclairant insulter à leurs larmes ; où de leurs propres gémissements
Ils avaient la sensation sans les entendre, car le puissant rugissement
Des tonnantes cascades et des rauques torrents
Précipitait sans relâche une cataracte d’eau, on ne sait où.
Des rocs se projetant pêle-mêle sur des rocs, et des récifs qui semblaient
Chaque instant s’éveiller d’un songe,
Front contre front, dressaient leurs monstrueuses cornes ;
Ainsi, en des milliers de fantaisies démesurées,
Ils formaient un toit qui convenait à ce refuge de vaincus.

John Keats, Poèmes et poésies, « Hypérion »,
traduction de Paul Gallimard, Mercure de France, 1910.


John Keats est né à Londres, en 1795. Sa courte vie ne fut pas avare de douleurs diverses. Terrassé par la phtisie, il meurt à 25 ans, à Rome, loin de l’amour idéal duquel il fut exilé, Fanny Brawne, tant par les rigueurs d’une belle-mère que par les affres de la maladie. Keats laisse derrière lui une œuvre mince, mais au moins un chef-d’œuvre : Hypérion, une épopée inachevée. Brillant représentant du second romantisme anglais, avec Shelley et Byron (dont il déplorera la légèreté), Keats trempera sa poésie dans une mélancolie inquiète, empreinte de gravité, avec la conscience aiguë de l’abîme. Hypérion chante l’exil des Titans, vaincus par les Olympiens et figés comme hors du temps dans une éternité de poussière et d’agonie. Un ordre du monde a été abattu ; un autre l’a remplacé. Les Titans, recroquevillés dans leur splendeur immuable, connaissent la mort des immortels et de toute chose déplacée, ce sentiment d’inadéquation de l’être au temps qui l’engloutit. Un mal du siècle si caractéristique des romantismes. La figure solaire d’Hypérion, rêveur éveillé dans la torpeur des Titans, tente bien de sonner la révolte et de les secouer hors de leur exil, en vain. Malgré l’étonnante puissance évocatoire des vers du poète, cette révolte excède sans doute les forces de John Keats. Il meurt dans la quasi-solitude, veillé par Joseph Severn, son dernier et plus dévoué ami. Il choisira son épitaphe : « Here lies one whose name was writ in water » (« Ci-gît Celui dont le nom fut écrit dans l’eau »). Son œuvre eut pourtant de nombreux enfants, et des plus inattendus : on peut citer l’excellente saga de science-fiction, Hypérion de Dan Simmons, surgie littéralement des vers de l’épopée et comme encastrée en elle. Simmons a su saisir la profonde méditation du poète sur le temps et l’incarner dans un space opera qui interroge, lui aussi, la chute et l’avènement des dieux.
Victor Blanc

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019