« Je ne savais pas ce qui m’arrivait. D’emblée, j’étais dans l’intimité d’un homme. Il parlait à la première personne, comme je pense. Il semblait qu’il n’y eût que lui de vivant, un homme seul, dont je ne savais rien que ces quelques lignes : “…n’a pas quitté depuis vingt-trois ans le lit où…”. Cette petite phrase, comme le décor planté quand le rideau se lève : il y a un monde par-derrière, si je consens à y croire. » Aragon commence par ces mots un article de 1942 consacré à Joë Bousquet, le Maître de Carcassonne, qu’il a déjà rencontré deux ans plus tôt, au cœur de la débâcle, lorsqu’il se réfugia chez lui quelques temps. Né en 1897, Joë Bousquet connaît un destin singulier. En 1918, mobilisé durant la Première Guerre mondiale, il reçoit une balle allemande en pleine colonne vertébrale. Paralysé des membres inférieurs, il ne quittera plus son lit, dans sa chambre de Carcassonne. Commence alors la véritable vie de Joë Bousquet, au point qu’il écrira plus tard : « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner. » Il n’est pourtant pas inactif : il écrit, lit énormément, fonde une revue, résiste même, à l’occupation et au régime de Vichy (sa chambre sert à la Résistance de boîte à lettres pour communiquer), et la plupart des grands écrivains du siècle recherchent sa correspondance. Peu de poètes ont su élever à ce degré d’expression poétique l’intime, les profondeurs insondées du cœur humain, la grande nuit qu’il renferme. Pour d’autres que lui, cela supposerait amphigouris, obscurités et abstractions cabotines. Mais Joë Bousquet nous introduit dans sa nuit en pleine lumière, par des mots simples, lumineux, légèrement surannés, comme si le temps s’était quelque part suspendu ce jour de mai 1918 où la balle a fouillé entre ses côtes, cherchant un trésor qu’il était seul à pouvoir nous donner. Un grand silence continue d’entourer la vie et l’œuvre de celui qui fut l’un des poètes les plus importants du siècle dernier. Puisse le lecteur entrer à pas feutrés dans sa chambre et respecter ce silence, comme dans la bibliothèque d’une âme exquise. l
Victor Blanc
Mon frère l’ombre
Avec ses souliers de pierre
Qu’il tenait à chaque main
Le portier du cimetière
A fait danser le chemin
Avec ses sabots de cendre
Sur les lèvres d’un amant
Le sonneur est venu prendre
Ce qu’il disait en dormant
L’absence aux souliers de feuilles
Donne son cœur pour toujours
Au seul galant qui la veuille
Le vent qui change les jours
La vieille aux souliers de paille
Hisse un fagot sur ses reins
Et dans une ombre à sa taille
Porte la lune à la main
La nuit tous les pas se mêlent
Ce qui nous mène est perdu
L’air est bleu de tourterelles
Le ciel le vent se sont tus
Et pareil à la colombe
Qui meurt sans toucher le sol
Entre l’absence et la tombe
L’oubli referme son vol
Mais il survit du murmure
Où tout se berce en mourant
L’amour des choses qui dure
Au cœur d’un mort qui m’attend
Joë Bousquet, « Mon frère l’ombre » (1943),
La Connaissance du soir, Gallimard, 1947.
Cause commune • été 2022