Un climat de tensions internationales pèse de manière sans doute inédite sur la campagne de l’élection présidentielle. Lydia Samarbakhsh, membre du comité exécutif national du PCF, responsable du secteur International, revient sur différents enjeux actuels : présidence française de l’Union européenne, bruits de botte à la frontière russo-ukrainienne, pandémie, victoire de la gauche au Chili.
Propos recueillis par Ségolène Mathieu
La France vient de prendre la présidence de l’Union européenne (PFUE), le gouvernement n’ayant pas demandé le report de cette présidence en dépit du contexte électoral. Qu’en attendez-vous ?
Le maintien de la présidence française du Conseil européen à ce semestre correspond en partie à des fins électorales de la part d’Emmanuel Macron mais la question n’est plus là. Les institutions de la Ve République, dont le caractère présidentiel a été aggravé par la mise en place du quinquennat et le renversement du calendrier électoral, accordent au chef de l’État la prérogative en matière de politique internationale, européenne et de défense. La campagne électorale devrait donc être marquée par de plus grands débats de fond sur ces questions – et ce n’est pas le cas, insuffisamment, alors que le contexte international et européen pèse de manière sans doute inédite.
La pandémie, la crise sanitaire et ses conséquences socio-économiques venant s’ajouter à une crise de système préexistante, les bruits de bottes à la frontière russo-ukrainienne, le dérèglement climatique et les bouleversements qu’il provoque, les conflits de longue durée dans lesquels notre pays est engagé directement ou non, la crise existentielle de l’UE ou encore les explosions des inégalités au plan mondial… les éléments sont nombreux de ce qui se dessine comme un basculement de civilisation humaine. Toutes les questions nationales recouvrent une dimension internationale et européenne, et pas nécessairement en termes de contraintes ou d’obstacles : la coopération et la solidarité que l’immense majorité des peuples du monde appelle de ses vœux sont des logiques et des moyens de résolution de crises.
Fabien Roussel le souligne avec raison dans sa campagne : la levée des brevets est indispensable à la lutte contre la pandémie car l’accès universel aux vaccins, aux traitements, aux soins, est le seul moyen efficace et durable de combattre la maladie dans chacun de nos pays. C’est aussi vrai en matière de redéploiement industriel et de transition écologique.
Ces enjeux appellent d’indispensables ruptures de fond avec les logiques de rentabilité, de prédation et de domination. C’est le moment de redéfinir les termes d’une Union européenne à l’aune des exigences populaires, des besoins sociaux et des enjeux de notre siècle.
E. Macron et le couple infernal Le Pen/Zemmour, qui cherchent en permanence à organiser le débat politique autour d’eux seuls, résument à tort les enjeux européens à la prétendue alternative binaire entre « européistes » (ou « mondialistes ») et « souverainistes » ; rien n’est plus faux. Le choix des peuples ne se réduit pas à cette fausse opposition, pas plus qu’au statu quo versus le « retour en arrière » (la « sortie » de l’UE). D’ailleurs, le Brexit prouve qu’il n’est pas d’issue dans un repli national ultralibéral.
Il existe d’autres chemins possibles, comme celui de l’émergence d’une union des peuples et des nations libres, souveraines et démocratiques, projet dont le PCF est porteur : une Europe de la coopération et de la solidarité entre peuples européens, et entre peuples européens et peuples du monde entier.
Ce qu’il est permis d’attendre de la présidence française, c’est de donner de la voix aux exigences d’une autre construction européenne qui réponde aux revendications et attentes légitimes des forces du travail et de la création. Or, pour ce faire, la France a besoin d’être représentée par un président, des ministres, des députés qui travaillent à cet objectif. Dans l’immédiat, en matière de lutte contre le dumping social, de création d’un SMIC européen, de lutte contre les paradis fiscaux, de coopération sanitaire et scientifique, de démarchandisation du médicament et de la protection sociale, d’application de la clause « la plus avantageuse » en matière de droits des femmes, ou encore de reconnaissance de l’État de Palestine, le plein respect du droit international et des droits humains des migrants, la signature du traité international d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) et la dénucléarisation de l’UE : beaucoup pourrait être initié en quelques mois. Cette présidence devrait être celle de « l’UE d’après », qui, partant de l’expérience de la crise conjuguée du « modèle » européen et de la pandémie, entérine l’abandon de la règle d’or des 3 %, remplace les logiques austéritaires en premier lieu en plaçant sous contrôle politique démocratique la banque centrale européenne (BCE), lui permettant de prêter aux États directement et sans intérêts, et en créant un Fonds de développement des infrastructures et services publics en matière de santé, de transports, d’industries non polluantes ; une présidence qui à l’occasion du sommet Afrique-UE des 17 et 18 février engage le remplacement des accords de libre-échange par des traités de maîtrise des échanges ayant pour objectif premier le développement économique et industriel endogène de nos partenaires africains et une dynamique de nouveaux modes de production, de développement et de vie au nord comme au sud, obéissant au double impératif de transition écologique et de développement social et humain sur les deux continents.
Le moins qu’on puisse dire c’est qu’Emmanuel Macron ne prend pas ce chemin puisque, encore une fois, il brandit le spectre d’une prétendue menace migratoire, il flatte l’ « Europe forteresse » comme fondement d’une politique migratoire européenne, alors que nous faisons face à une crise de l’accueil des migrants qui a déjà des dizaines de milliers de morts sur la conscience et qu’aucune des dimensions de la crise multidimensionnelle de l’UE néolibérale n’est traitée en cherchant à émanciper la construction et les institutions européennes de la dictature des forces de l’argent.
Comment faire entendre votre voix en matière européenne pendant cette présidence ?
La crise sanitaire, qui est venue s’ajouter à la profonde crise existante, a mis en relief que, quand elle le veut, la commission peut surseoir aux dispositifs les plus autoritaires, comme la sacro-sainte « règle d’or ».
Les institutions européennes sont pilotées par une « commission européenne de combat », pour reprendre les propres termes d’Ursula Van Der Leyen qui a tiré la conclusion – avant même la pandémie – de la crise existentielle dans laquelle l’UE est plongée depuis presque une décennie, qu’il fallait aller « plus loin, plus fort » dans la consolidation du caractère néolibéral de l’UE.
Pour imposer d’autres choix, le mouvement populaire a besoin de construire et amplifier un rapport de force en multipliant débats et initiatives à partir des préoccupations, des luttes et des exigences du mouvement social et populaire, qui, pour beaucoup, dépassent le cadre des frontières nationales et permettent l’émergence de mobilisations européennes ou internationales coordonnées et solidaires.
Notre vision comme notre action européenne est internationaliste ; elle constitue une voie originale, jamais explorée sur notre continent, qui vise la construction d’un espace de solidarité entre les peuples et nations d’Europe, un outil de conquêtes sociales et démocratiques, un appui aux politiques nationales qui vont dans ce sens, et non un carcan.
De nombreuses forces (syndicales, associatives ou politiques) en Europe existent et agissent pour des transformations de fond, et luttent au quotidien contre les directives européennes qui piétinent les conquis sociaux et démocratiques, et renforcent le pouvoir des institutions bancaires et financières, et des trans-/multinationales.
Nous les retrouvons au sein du Parti de la gauche européenne (PGE) dont nous sommes membres, au Forum européen tous les ans depuis cinq ans dans un spectre de plus en plus large, et puis dans le groupe La Gauche (ancien GUE-NGL) au Parlement européen et dans bien des luttes, notamment la mobilisation contre le CETA. Et les occasions ne manquent pas de construire des luttes, des réseaux de solidarité internationale. Ce qui a été lancé avec l’ICE sur le vaccin doit déboucher et peut faire significativement bouger les lignes – a fortiori, en travaillant à lui faire revêtir une dimension internationale plus structurée, visant l’élaboration de pôles publics du médicament. C’est une démarche qui peut se prêter aux grandes batailles économiques, sociales, écologiques, démocratiques et droits humains du moment : sur les droits salariaux et sociaux, sur les statuts des travailleurs transfrontaliers, ubérisés ou des transnationales comme Amazon – toutes luttes qui sont déjà en cours de développement et qui ont besoin de l’engagement des communistes ; mais aussi sur la justice fiscale, sur le développement industriel, numérique et de services publics.
Aux portes de l’UE, en Ukraine, et ailleurs dans le monde, un climat de guerre froide semble s’installer. Est-ce dangereux et comment y faire face ?
Il ne s’agit pas à proprement parler d’un climat de « guerre froide » mais bien d’un climat de guerre, tout court.
Ce qui est marquant, c’est l’attitude de l’administration Biden, avec à sa suite l’Otan et l’UE (réduite à un rôle de spectatrice quand il s’agit de « dialoguer » avec la Russie), qui alimente de façon forcenée la tension et les provocations – contre les avis les plus autorisés de son propre camp, d’ailleurs. C’est bien l’alliance politico-militaire d’un autre siècle, l’Otan, qui est ici, à nouveau, facteur de guerre. Évidemment, la Russie de Poutine n’est pas une « oie blanche » mais fabriquer de toutes pièces pour l’opinion publique occidentale la figure d’un « envahisseur prêt à tout », c’est non seulement déformer la réalité mais alimenter des peurs, des paniques, des haines. Nous avons besoin de tout sauf de cela !
En piétinant des engagements pris il y a plusieurs décennies et en activant une surmilitarisation de la zone, l’administration Biden et l’OTAN rappellent que leur objectif n’est pas la paix entre les peuples mais la consolidation de leur hégémonie en Europe. Cela n’est pas acceptable pour les peuples européens, qu’ils soient dans ou hors de l’UE, et qui doivent pouvoir maîtriser non seulement leur destin individuel et collectif mais maîtriser les termes de leurs relations entre eux. Ce dont ont besoin les peuples d’Europe, que leur pays soit membre ou non de l’UE, c’est d’un cadre commun, continental, de coopération et de sécurité collective.
Nous sommes partisans d’une dissolution de l’OTAN ; cela peut commencer pour la France par quitter le commandement intégré de l’alliance. C’est d’autant plus nécessaire qu’il faut rompre le lien quasi filial imposé par l’Otan à l’UE au travers de sa politique dite « de sécurité ».
Toute « défense européenne » devrait être fondamentalement indépendante de toute puissance ou influence internationale, fondée sur la coopération et vouée à la protection des populations et infrastructures, non à la surenchère militaire. Pour garantir la souveraineté de chacun des pays membres de l’UE, leur partenariat en matière de défense et de sécurité collectives devra être pleinement indépendant lui-même, fondé sur une vision et des objectifs politiques clairement définis, et sur un outil diplomatique renforcé et prépondérant.
Au lieu de soutenir aujourd’hui, aussi ardemment, la stratégie étasunienne, la France devrait dénoncer fermement l’escalade en cours – au besoin en reconsidérant sa place dans le commandement intégré, et, en tous les cas, en se servant de cette place, pour l’instant, pour stopper la machine. Elle doit exercer une pression forte et déterminer pour faire prévaloir le dialogue multilatéral sous égide de l’ONU.
Le poids des peuples, des opinions publiques, les mobilisations peuvent permettre de prendre un autre chemin. La sécurité humaine collective est composée de droits fondamentaux que nous devons défendre et, pour certains, la sécurité alimentaire par exemple, conquérir, aussi bien aux échelles nationales, européennes qu’internationales. C’est un terrain de luttes où la mobilisation populaire peut tenir un rôle central.
Le PCF avait participé au lancement d’une campagne internationale pour faire du vaccin un bien public mondial. Où en est-on ?
L’ICE en était fin décembre à 250 000 signataires et a obtenu un bon écho en Italie (60 000 signataires), en Belgique (plus de 30 000 signataires), aux Pays-Bas (17 000 signataires), en Irlande (9 000 signataires) et assez bon en France (44 000 signataires). Elle a servi à mobiliser, organiser des réseaux politiques et citoyens au niveau européen. Des réseaux médicaux (Medicina Democratica en Italie ; Médecine pour le peuple en Belgique) et associatifs (Oxfam) sont pleinement mobilisés. Cet exercice est en soi complexe, et sciemment conçu comme tel par l’UE, mais il le faut le mener à son terme avec beaucoup de détermination. Il ne résume pas à lui seul la mobilisation pour la levée des brevets, qui, sur le plan international, est une revendication portée par plusieurs États, et pas uniquement des pays du Sud. Mais l’ICE reste un outil unique d’intervention populaire. C’est une initiative que la France dans le cadre de la PFUE pourrait appuyer si Emmanuel Macron était animé d’une volonté politique d’imprimer un tournant décisif à la naissance d’une « Europe de la santé ».
La victoire de la gauche de progrès au Chili face aux héritiers de Pinochet fait souffler un vent d’espoir. À votre avis, à quoi est due cette victoire ? Qu’est-ce qu’elle peut nous apprendre ?
D’abord, cette victoire est le fruit d’un vaste mouvement populaire qui remonte à 2019 et au soulèvement contre la vie chère et les injustices. Réprimé dans le sang par le président Pinera, le mouvement n’a cessé de s’amplifier jusqu’à imposer sa volonté d’enclencher un processus de changement de Constitution et de se débarrasser de l’héritage Pinochet : une assemblée constituante élue en octobre 2020 est au travail, et les Chiliens auront à se prononcer sur ses propositions. Mais il n’y a pas eu de chemin linéaire, de « voie royale ». Tout a été et reste affaire de construction et de confrontation politiques. Ce mouvement populaire est fort de son large rassemblement de tous les secteurs de la société chilienne, articulant enjeux sociaux, droits et démocratie ; il est fort du rôle joué notamment par nos camarades du Parti communiste chilien pour le conforter, nourrir le débat politique et élargir le rassemblement depuis trois ans ; du rôle irremplaçable des femmes pour leurs droits, des syndicalistes, des jeunes.
La mise en place du gouvernement de Boric ouvre une nouvelle phase de bataille politique ; les libéraux sont loin d’avoir jeté le gant – le choix du ministre des Finances est de ce point de vue parlant des obstacles qui demeurent, mais ce gouvernement compte aussi des ministres communistes et de gauche, à des postes clés, qui ont conscience de l’ampleur de leur tâche et de l’indispensable implication du mouvement social et populaire pour conduire un véritable processus de transformation dans leur pays. Ils peuvent compter sur la solidarité active de leurs camarades du PCF. Nous avons beaucoup appris du mouvement populaire chilien, et nous avons encore beaucoup à apprendre, à commencer la confirmation qu’il n’existe pas de modèle de société, ni de modèle de processus révolutionnaire ou de transformation sociale à « copier-coller ». Il s’agit toujours pour les peuples d’ « inventer l’inconnu », comme l’a fait remarquer Karl Marx au temps de la Commune. C’est plutôt enthousiasmant. l
Cause commune • janvier/février 2022