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Si les inégalités de revenu entre classes sociales se sont accentuées ces dernières années, c’est sans commune mesure avec les inégalités de patrimoine.

Il n’existe pas un type de patrimoine, mais des patrimoines (immobilier, financier, professionnel et résiduel comme les objets de valeur) qui jouent un rôle dans la recomposition et les séparations entre les classes sociales.

Les ménages les moins dotés en patrimoine (43 % des ménages) détiennent principalement des livrets d’épargne et des prêts à la consommation. Ceux de niveau intermédiaire (40 % des ménages) possèdent généralement une résidence principale. Dans ces deux cas, le patrimoine ne génère pas de revenu. À l’autre bout de l’échelle sociale, les plus dotés (17 % des ménages) détiennent des actifs très diversifiés, incluant des valeurs mobilières en plus de leur résidence principale et du patrimoine professionnel.

Les inégalités de patrimoine permettent de révéler le maintien de la transmission d’un pouvoir économique et les stratégies des classes supérieures pour se maintenir parmi les grandes fortunes. L’héritage affirme l’exclusivité de ce pouvoir économique, à l’inverse d’une société de coopération qui remettait dans le panier commun l’ensemble des patrimoines.

Hériter plutôt que travailler pour devenir riche

Si les inégalités de patrimoine sont le fait des inégalités de revenu, Clément Carbonnier (2017) souligne qu’elles affectent également les revenus. D’abord, directement, puisque le patrimoine investi dans des formes de production génère un revenu en soi, ce qui lui permet de s’accumuler plus rapidement. Ensuite, indirectement, le patrimoine permettant de nouveaux investissements, avec un accroissement des héritages, nécessaire à la création ou au maintien d’entreprises.

« Outre le fait de diviser le patrimoine de manière inégale, l’héritage contribue à la concentration du capital, en particulier au haut de l’échelle sociale. »

Contrairement au mythe du self-made man, qui aurait créé son entreprise par son seul travail, force est de constater que les héritages historiques jouent un rôle économique de plus en plus important, comme le montre Thomas Piketty. Elon Musk se présente comme un self-made man et moins souvent comme le fils d’un actionnaire de mines d’émeraude en Afrique du Sud. Sur le plan juridique, l’enjeu peut être de transformer son patrimoine privé en patrimoine professionnel, de manière à ne pas être touché par l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF).

Les travaux de Camille Herlin-­Giret (2019) démontrent que la frontière entre patrimoine privé et patrimoine professionnel n’est pas si nette. Parmi les 10 % les plus riches, le patrimoine est composé d’immobilier et surtout structuré autour d’une société (entreprise familiale, holding). Plus le patrimoine est élevé, plus la fortune est collective ; cette fortune est rattachée à une famille, alors même qu’elle est présentée comme « individuelle », celle d’un « entrepreneur ». Autrement dit, pour conserver sa place parmi les plus riches, il est nécessaire de diversifier son patrimoine et de l’investir, sous forme de capital.

Transformer le capital pour se maintenir parmi les grandes fortunes

Les études de Neil Cummins et Gregory Clark (2014) montrent qu’en huit cents ans et vingt-huit générations, l’élite anglaise est issue des mêmes familles. En Italie, Guglielmo Barone et Sauro Mocetti (2016) remarquent que les familles les plus riches à Florence en 2011 sont les mêmes qu’en 1427. Ces grandes fortunes se distinguent par leur capacité à acquérir et transmettre des formes hybrides de patrimoine. Bill Gates, classé par le magazine Forbes comme le deuxième homme le plus riche du monde, a investi des milliards de dollars dans des actions d’entreprises bien établies, mais est aussi le plus grand propriétaire agricole privé aux États-Unis, ses terres s’étendant sur dix-huit États.

« Contrairement au mythe du self-made man, qui aurait créé son entreprise par son seul travail, force est de constater que les héritages historiques jouent un rôle économique de plus en plus important. »

Ces formes hybrides de patrimoine assimilent progressivement l’outil de travail au patrimoine, la sphère du travail à celle des loisirs, comme l’ont décrit Michel et Monique Pinçon-Charlot. Récemment, l’ouvrage de Nicolas Duvoux, L’Avenir confisqué (PUF, 2023), évoque le renouveau de la « philanthropie » à l’échelle planétaire comme un marqueur de l’accroissement des inégalités, en lien avec l’ampleur des ressources accumulées par les philanthropes. Non seulement les grandes fondations concurrencent dorénavant les organisations internationales, mais s’inscrivent dans les stratégies familiales de reproduction, où les arrangements pratiques et symboliques entre les membres de la famille font partie intégrante de la gestion du patrimoine.

Tant que subsistera l’héritage, demeurera le capitalisme patriarcal

Dans L’Origine de la famille, Engels évoquait deux types de production : celui du travail et celui de la famille : « La productivité du travail se développe de plus en plus et, avec elle, la propriété privée et l’échange, l’inégalité des richesses, la possibilité d’utiliser la force de travail d’autrui et, du même coup, la base des oppositions de classes » (1884). Si d’autres études ont montré l’antériorité des inégalités de genre, Engels aura eu le mérite de souligner le rôle de la famille monogame et de la réorganisation des rapports de parenté, en faveur des hommes, dans l’émergence de la propriété privée.

Les socialistes du XIXe siècle pensent que l’égalité réelle entre les femmes et les hommes ne peut s’opérer que par la suppression de la propriété privée, cette dernière renvoyant à une forme d’organisation sociale de l’appropriation. Comme le dit Emmanuel Hérichon, « la propriété privée consacre l’existence de la division de la possession des moyens de production entre les propriétaires », et l’héritage a été un moyen d’en garder l’exclusivité, vis-à-vis du plus grand nombre et des femmes.

« Bill Gates, classé par le magazine Forbes comme le deuxième homme le plus riche du monde, a investi des milliards de dollars dans des actions d’entreprises bien établies, mais est aussi le plus grand propriétaire agricole privé aux États-Unis, ses terres s’étendant sur dix-huit États. »

Les travaux de Céline Bessière et Sibylle Gollac , dans Le Genre du capital (La Découverte, 2019), mettent en lumière les processus d’enrichissement des hommes et de dépossession des femmes, malgré le droit de la famille et de la propriété formellement égalitaire. Même lorsque la répartition du patrimoine est plus ou moins égale entre les sexes, ce sont les hommes (aînés) qui héritent des biens structurants, c’est-à-dire d’une partie du patrimoine qui est susceptible de générer un taux de profit et de l’accumulation du capital.

L’écart patrimonial entre femmes et hommes est même passé de 9 % en 1998 à 16 % en 2015, ce qui n’est pas si étonnant dès lors qu’on le pense conjointement à l’accroissement des inégalités de richesse. Outre le fait de diviser le patrimoine de manière inégale, l’héritage contribue à la concentration du capital, en particulier au haut de l’échelle sociale.

S’attaquer au patrimoine pour un système équitable de coopération

La bourgeoisie aurait beaucoup à perdre si l’État décidait de s’attaquer à son patrimoine en taxant l’héritage. D’ailleurs, les candidats et candidates de droite et d’extrême droite à la présidentielle de 2022 ne s’y sont pas trompés, en défendant des propositions sur la fiscalité de l’héritage qui visaient à alléger les impôts perçus comme « confiscatoires ». Valérie Pécresse, candidate LR, proposait de doubler l’abattement accordé sur les droits de succession, avec un plafond relevé à 200 000 euros. Du côté de l’extrême droite, Éric Zemmour prônait lui aussi un abattement à 200 000 euros, quand Marine Le Pen se positionnait en faveur de l’absence de droits de succession et un abattement allant jusqu’à 300 000 euros sur les biens immobiliers. L’idée de fond est bien de laisser croître indéfiniment le patrimoine d’une génération à l’autre et d’en défendre la légitimité.

Dans le système capitaliste, les inégalités de richesse sont transmissibles et naturalisées par héritage. Non seulement ces patrimoines hérités permettent de saisir les différentes formes de richesse entre ménages, mais aussi renvoient à la capacité de maîtriser sa propre vie et celle des autres, par le contrôle du capital productif et les rentes immobilières. C’est ce rapport spécifique au(x) patrimoine(s) qui éclaire en partie les mécanismes de reproduction et les contours des classes sociales.

1. Voir aussi leur entretien dans Cause commune n°19, septembre/octobre 2020.

*Maëva Durand est docteure en sociologie. Elle est membre du comité de rédaction de Cause commune.

Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024