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Les élèves qui sortent des grandes écoles deviendraient « rigoureusement intelligents jusqu’au point où c’est le devoir de ne plus comprendre » (Victor Hugo), donc rigides, peu créateurs et peu enclins à contester les normes capitalistes en vigueur. Voici quelques réflexions personnelles, issues de travaux d’enseignement et de recherche en sciences humaines et sociales à l’Institut national des sciences appliquées de Lyon.

Un bon ingénieur est un ingénieur qui calcule ?
Pour concevoir, l’ingénieur n’aurait besoin que de savoir calculer, de résoudre des problèmes, d’être pragmatique et efficace. Spéculer, se projeter lui seraient inutiles... L’ingénieur n’aurait donc rien à voir avec l’imaginaire, la fiction, la fantaisie, le rêve… Son monde devrait être concret, sa logique implacable. Poncifs ou réalité ?
Il est vrai que, si on regarde d’un peu près la façon dont les ingénieurs français sont aujourd’hui formés, force est de constater que l’imaginaire ne fait pas partie des concepts mobilisés. Depuis longtemps, l’enseignement secondaire et supérieur sépare en effet ce qui pourrait relever d’une rationalité analytique – les mathématiques, les sciences expérimentales ou biologiques – de ce qui pourrait relever d’une rationalité plus créative – les arts plastiques ou vivants, ou la littérature par exemple. Pourtant, nombreux sont les auteurs qui ont soulevé l’incohérence de cet état de fait.

« La culture technique est un ensemble de connaissances associant savoirs scientifiques, techniques et connaissances relevant des sciences économiques, humaines et sociales. »

Déjà en 1959, le chimiste et romancier Charles Percy Snow déplorait l’existence de deux cultures bien distinctes : une scientifique et une plus littéraire. Distinction qui, selon lui, empêcherait la compréhension et la résolution des problèmes du monde contemporain. Dans son ouvrage L’Imagination scientifique (1973 - Gallimard, 1981, pour la version française), le physicien Gerald Holton lance à son tour un pavé dans la mare : non, les scientifiques ne sont pas dénués d’imagination ; au contraire, ce sont leurs options personnelles, leur « science privée », largement d’ordre esthétique, qui les guident, les incitent à chercher, à imaginer et concevoir le monde... Enfin, plus près de nous, Jean-Claude Ameisen, médecin et immunologiste, nous propose sur les ondes des voyages à travers le temps et les espaces qui mêlent justement avec brio, imaginaire, fiction, poésie et données scientifiques.
À l’instar de ces scientifiques, nous pensons qu’il faut intégrer le concept d’imaginaire dans la formation d’ingénieurs, tant pour que ces derniers aient conscience de sa puissance que pour qu’ils comprennent son rôle dans la compréhension du mode de fonctionnement de la société et la conception du monde de demain. L’imaginaire est une voie primordiale pour comprendre le réel et agir sur lui, il n’est pas une fantaisie déconnectée de la réalité et hors propos.

Vous avez dit imaginaire ?
Mais au fond, de quoi s’agit-il ? L’imaginaire est un concept flou, vague : tantôt confondu avec l’imagination, capacité intellectuelle qui nous permet de le mobiliser et l’enrichir, tantôt restreint à la créativité. C’est en effet un ensemble constitué de références culturelles, de fantasmes, d’idées nouvelles, d’images physiques ou mentales, de projections positives ou négatives, voire de préjugés, de croyances, de souvenirs, de symboles, de tabous, de mythes : un moteur qui nous inciterait à agir et un réservoir dans lequel puiser pour inventer, créer mais aussi se positionner en tant que personne, citoyen et de ce fait ingénieur. Une part de notre imaginaire est individuelle, faite de nos souvenirs, liée à nos goûts et à nos expériences propres, tandis qu’une autre est collective, basée par exemple sur les partages familiaux et culturels, les œuvres qui ont marqué des générations. C’est cet ensemble qui nous permet justement de faire société, de partager des espaces connus, mais aussi de donner du sens à ce que l’on ne comprend pas, d’où son importance dans le monde scientifique.
En cela, il a une utilité incontestable : il nous donne les moyens de réfléchir à la complexité du monde d’aujourd’hui et de demain et de nous y projeter. Il nous permet aussi de sortir des sentiers battus pour inventer du nouveau.

Et l’ingénieur dans tout ça ?
Certes, l’ingénieur a besoin de savoir calculer, c’est indéniable. Mais il a aussi besoin de mobiliser son imaginaire et ce notamment à travers sa culture technique. Très plébiscitée dans les années 1980 et 1990 par des auteurs tels que Jocelyn de Noblet, Philippe Roqueplo, Bruno Jacomy, Yves Deforge, pour faire en sorte que la technique ne soit pas le fait des seuls ingénieurs, la culture technique est un ensemble de connaissances associant savoirs scientifiques, techniques et connaissances relevant des sciences économiques, humaines et sociales. Ce concept permet de penser la technique dans son ensemble en n’omettant pas les éléments culturels, symboliques, humains, sociaux, souvent oubliés ou invisibles, qui sont incorporés dans tout objet technique. La culture technique nous évite l’aliénation : elle nous place donc à bonne distance de la seule technique. C’est un concept émancipateur ayant une nature profondément politique.

« La culture technique permet de penser la technique dans son ensemble en n’omettant pas les éléments culturels, symboliques, humains, sociaux, souvent oubliés ou invisibles, qui sont incorporés dans tout objet technique. »

Aujourd’hui et ce, notamment parce que la technologie a atteint un degré de complexité très important et que les enjeux auxquels nous faisons face sont considérables, la culture technique est plus que jamais d’actualité. Pourquoi ? Simplement parce qu’elle donne les leviers intellectuels nécessaires pour comprendre et concevoir une « bonne » technique.

Une culture technique réflexive, englobante et agissante 
Mais qu’entendons-nous par culture technique et comment faire un lien avec l’imaginaire des ingénieurs ? Dans un premier temps, précisons qu’elle doit être réflexive, englobante et agissante. Elle permet – comme le soulignaient également les auteurs cités plus haut – tout à la fois l’action et la réflexion sur l’action. Aussi se compose-t-elle de trois niveaux. Le premier est technique : il donne accès aux connaissances pour comprendre le fonctionnement, les matériaux, les phénomènes scientifiques en jeu. Le deuxième est celui où l’on pense l’usage, sa logique et son épaisseur sociale : comment s’en sert-on et pourquoi. Et enfin, le troisième est celui où l’on raisonne en terme plus sociétal, on s’interroge sur les aspects collectifs et politiques. À ces trois niveaux correspondent trois points de vue : celui du technicien-ingénieur, celui de l’usager et celui du citoyen.

Retours d’expériences 
Mais prenons des exemples pour mieux comprendre où se cache l’imaginaire et comment le mobiliser quand on est élève-ingénieur. Alors qu’il a besoin de faire appel à sa créativité pour concevoir un nouvel objet technique, penser son principe de fonctionnement et ses composants, l’ingénieur peut avoir tout intérêt à puiser dans son imaginaire en empruntant des idées à des fictions, ou en puisant dans ses souvenirs ou d’autres univers, par analogie par exemple. Nombre de techniques de créativité enseignées notamment dans les écoles d’ingénieur invitent justement à s’inspirer de mondes qui sont a priori éloignés, faisant ainsi de l’imaginaire un sérieux atout pour se lancer dans un processus d’innovation.

« L’imaginaire est une voie primordiale pour comprendre le réel et agir sur lui, il n’est pas une fantaisie déconnectée de la réalité et hors propos. »

Travailler le niveau deux de cette culture technique, c’est demander aux élèves-ingénieurs de se mettre à la place d’un usager potentiel auquel ils destinent un objet technique. Pour ce faire, ils l’imaginent, lui dressent le portrait et parfois le dessinent. Ils le rencontrent même – en l’observant ou l’interviewant. Ils sont alors en mesure d’évaluer l’écart entre l’usage imaginé et ce que lui en dit réellement l’usager. Ainsi, ils revoient leur copie et surtout se questionnent sur leurs idées préconçues, leurs stéréotypes... Ils prennent conscience des forces et faiblesses de leur imaginaire, atout nécessaire mais pas suffisant !
Enfin, le troisième niveau de la culture technique est celui de la projection, pour leur permettre de penser le monde de demain, celui qui leur semble désirable et qu’ils veulent façonner. Et ce n’est pas facile. Si nous devons leur faire comprendre que les objets techniques sont porteurs de vision du monde, il nous faut aussi leur apprendre à tirer les fils : quels sont les mondes que ces objets techniques, nouveaux ou non, fabriquent ? Quelles sont les utopies qui les sous-tendent ? Quels sont les désirs politiques, voire les idéologies, qui prévalent à leur création et à leur déploiement ? Pour s’en rendre compte, rien de mieux que les fictions et les imaginaires fertiles contenus dans des films ou des séries pour les guider. C’est l’« art du détour ». Cela peut aussi servir à expérimenter en matière d’éthique : comment se positionner par rapport à cette nouvelle technologie ? Comment faire de cet outil un support de questionnement et de prise de décision ? Plus engageant encore : imaginer et rédiger des fictions ou encore des concepts ou scénarios de séries pour penser la technique et la faire vivre dans un futur souhaitable. Il faut le reconnaître, le défi est certainement moins intimidant lorsqu’on agit en tant que créateur littéraire qu’en tant que futur ingénieur, disposant de peu de marge de manœuvre...

L’imaginaire pour n’oublier personne
Mais restons objectives, mobiliser l’imaginaire n’est pas évident. C’est presque une gageure. Il est vrai que c’est un concept à la mode, associé au soft power. Il est parfois utilisé en management pour réenchanter le monde, mettre du vernis ou galvaniser les équipes... et, de ce fait, il peut créer de la méfiance. S’entame alors pour nous un travail de longue haleine. Il s’agit même parfois d’un difficile chemin de déconstruction. Il nous faut « casser » les a priori, anticiper les réticences. Il nous faut modifier le mode de faire habituel des élèves-ingénieurs pour les ouvrir vers d’autres façons de penser, de construction de savoir, leur apprendre à faire des allers-retours. Mais ils s’emparent finalement de cet étrange concept protéiforme. Ils finissent par lâcher prise et acceptent en tout cas de le découvrir. C’est nouveau. Ils s’intéressent. Ils découvrent à quel point cela les aide à se positionner par rapport à des choix qu’ils ont à faire et, nous l’espérons, à se projeter dans des mondes souhaitables. Mais aussi, et peut-être surtout, cela les aide à comprendre combien la technique est un élément de la société, qui ne peut se penser isolément, sans eux, sans nous.

Céline Nguyen et Marianne Chouteau sont maîtresses de conférence à l’INSA de Lyon.

Cause commune • janvier/février 2022