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On se marie de moins en moins en France. C’est vrai en général. Sauf pour les classes aisées qui continuent de recourir au mariage de manière à peu près inchangée. Histoire de consolider leur patrimoine et leur classe.

La pandémie a porté un méchant coup au mariage : 155 000 mariages ont été célébrés en France en 2020, soit une chute de 31 % sur 2019. C’est vrai que les célébrations ont été interdites durant le premier confinement puis tolérées et encadrées. N’empêche. Il faut remonter à 1915, en pleine Première Guerre mondiale (avec l’appel sous les drapeaux de millions d’hommes) pour retrouver un niveau plus bas : 88 000. Il faut certes tenir aussi compte des chiffres des pacs pour 2020 (chiffres non encore publiés ; il y eut autant de mariages que de pacs en 2019). Jérôme Fourquet, dans son livre L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée (Seuil, 2019) estime que le mariage n’est plus « une norme sociale hégémonique ». Laurent Toulemon, démographe à l’Institut national d’études démographique (INED), observe « un recul du mariage comme rite de formation des couples depuis les années 1970. Aujourd’hui les couples souhaitent se former mais ils ne veulent pas nécessairement se marier, ce qui entraîne une augmentation importante des naissances d’enfants dans des couples non mariés ». Autres caractéristiques des familles d’aujourd’hui : les retards des naissances (qui interviennent chez des femmes plus âgées) et puis l’augmentation de la diversité des formes légales de couples (pacs, mariage pour les personnes du même sexe).

Une désaffection du mariage différente selon les catégories sociales
Toutefois, cette désaffection n’est pas la même selon les catégories sociales, si on en croit une étude de l’INSEE, « Les familles en 2020 » d’élisabeth Algava, Kilian Bloch et Isabelle Robert-Bobée. Pour dire vite : plus on est aisé, plus on se marie.
Une comparaison : en 1990, 80 % des ouvrières vivaient en couple pour 70 % de femmes cadres ; ces chiffres tendent à s’inverser à partir de 2010. D’où un double débat, à partir d’observations pointées également aux États-Unis : on se marie de moins en moins dans les classes moyennes et les catégories les plus pauvres, alors que le taux de mariage est resté à peu près inchangé parmi les catégories les plus favorisées. De 1979 à 2018, le nombre de gens mariés de la génération 33-44 ans est passé de 84 à 80 % chez les plus riches, de 82 à 66 % parmi la classe moyenne et de 60 à 38 % chez les plus pauvres.

Les familles monoparentales
Dans le même temps, le phénomène des familles monoparentales touche essentiellement les catégories les plus pauvres. Une famille sur quatre est monoparentale, selon l’INSEE. « La hausse de la monoparentalité, note Laurent Toulemon, entraîne un risque de pauvreté accru, mais dans le même temps elle illustre une amélioration de la situation des femmes qui, dans les années 1960 par exemple, ne pouvaient tout simplement pas partir. Il faut aussi garder en tête que ces situations de fragilité correspondent à des périodes dans la vie qui ne durent pas nécessairement. Il existe des besoins spécifiques assez clairs, liés au fait que les familles monoparentales sont plus que les autres sans emploi. À cet égard, c’est d’ailleurs différent pour les mères, très majoritaires dans les familles monoparentales, et pour les pères. »

L’homogamie se porte très bien
D’où cette question : le déclin du mariage accroît-il les inégalités ? le brassage social est-il en panne ? Comme l’écrit le journaliste Jean-Pierre Robin : « Le mariage serait-il désormais l’apanage des populations aisées et a-t-il cessé de favoriser la promotion sociale ? » Le mariage peut être en effet un moment de changement social, c’est d’ailleurs la trame romanesque qui a nourri toute une littérature depuis Balzac. Il existe trois termes (plutôt barbares) pour désigner les modes de rencontres : l’homogamie désigne des unions de personnes de même statut, ou même classe ; l’hypergamie consiste à se marier avec quelqu’un d’un milieu social supérieur ou supposé supérieur ; l’hypogamie au contraire évoque un choix de conjoint de condition sociale moins forte.
On aurait pu penser que les nouveaux modes de vie, l’ouverture au monde, le dépassement des frontières (réelles ou symboliques), l’accroissement phénoménal des lieux de rencontre (et des sites de rencontres numériques singulièrement), allaient multiplier et diversifier les possibilités de choix du conjoint. Ce n’est pas vraiment ce qui se passe. L’homogamie se porte très bien, les mêmes se retrouvent avec les mêmes. La sociologue Marie Bergström évoque ainsi les pratiques sur les sites de rencontre : « Les affinités culturelles, les pratiques langagières, photographiques, mais aussi les codes de séduction, différenciés selon les milieux sociaux, favorisent les contacts et les appariements entre personnes socialement proches. »

« Les affinités culturelles, les pratiques langagières, photographiques, mais aussi les codes de séduction, différenciés selon les milieux sociaux, favorisent les contacts et les appariements entre personnes socialement proches. » Marie Bergström

L’élite épouse l’élite et la tendance à l’homogamie économique est implacable. En 2021, les très riches épousent des très riches, les héritiers épousent des héritières et vice versa (et les surdiplômés, qui semblent repliés sur eux-mêmes, ne marieraient que des surdiplômés). Question de revenus mais aussi (et surtout) question de composition de l'héritage des individus.
« L'absence de patrimoine hérité est un handicap si l'on veut être en couple avec un héritier », indique l'étude réalisée par Nicolas Frémeaux (dont le directeur de thèse a été Thomas Piketty) de l'université de Cergy-Pontoise, étude publiée dans le dernier numéro de la revue trimestrielle Population, diffusée par l'Institut national d'études démographiques.
Cette étude (on peut la rapprocher des travaux de Monique et Michel Pinçon-Charlot sur « l’entre-soi ») montre l’importance du patrimoine (plus que la question de revenus ou de niveaux d’éducation) dans ces épousailles des très riches.

« Ce n'est pas une surprise, tous les travaux de Piketty ont montré ce retour du patrimoine et des héritiers dans la société, mais c'est la première fois qu'on le quantifie ainsi », dit Nicolas Frémeaux.


L’union fait la force et le couple permet de cumuler les salaires.« Mais ajouter deux smics n’est pas la même chose que de doubler deux revenus mensuels de 3 000 à 4 000 euros. Et le fait qu’on se marie moins change aussi la donne », fait remarquer Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Loin d’être un facteur de réduction des inégalités salariales, comme il a pu l’être durant les Trente Glorieuses, le mariage tend au contraire à les exacerber. Il y a deux raisons à cette « homogamie économique » : malgré les disparités salariales tant décriées entre hommes et femmes, les couples rassemblent de plus en plus des salaires de niveau comptable (l’avocat n’épouse plus sa secrétaire mais une avocate) et la multiplication des familles monoparentales est bien souvent gage de pauvreté. L’étude de l’INSEE rappelle qu’en 2020 le quart des familles (avec enfant-s) n’avait qu’un parent, que 4 millions d’enfants mineurs vivaient dans des foyers monoparentaux dont 41 % en dessous du seuil de pauvreté (21 % pour l’ensemble des enfants). En France comme aux États-Unis, les tendances décennales concordent : plus on dispose de revenus élevés et plus on continue de se marier, avec en outre une quasi-inexistence de familles monoparentales parmi les plus aisés. À croire que le passage devant le maire est vraiment (re)devenu une institution bourgeoise.

Jean-Pierre Robin, Le Figaro, 21 septembre 2021

Cause commune • janvier/février 2022