L’essence profonde de la nature est-elle la compétition entre tous les individus, animaux et végétaux compris ?
Corentin Gibert
Qu’en dit la télévision ? En analysant les titres et les descriptions de sept cent cinquante reportages animaliers disponibles sur Internet (https://ihavenotv.com /category/nature), les mots les plus récurrents sont : prédateur, survie, survivre, nourriture, chasse, proie, chasseur, manger, tuer, alors que aide ou famille ne viennent qu’à la fin. Donc la nature c’est la « loi de la jungle » : la lutte pour la survie serait éternelle et les acteurs eux-mêmes façonnés par cette lutte. Au reste, en biologie, en paléontologie, en génétique des populations, et, plus généralement, dans toutes les disciplines qui tentent de décrypter en détail le fonctionnement de la théorie de l’évolution, la compétition entre les êtres vivants est le facteur le plus fréquemment invoqué pour rendre compte de son fonctionnement. Ainsi la part d’égoïsme, d’individualisme, de violence et de colère qui réside en nous serait un héritage du grand singe qu’était notre ancêtre, des facultés qu’il a lui-même héritées de toute la lignée des êtres vivants qui l’a précédé. La bonté, le partage, l’entraide seraient-ils au contraire des valeurs purement humaines qui nous distingueraient indubitablement des animaux (et qu’il faudrait alors considérer comme contre nature) ?
La compétition comme état naturel de la société ?
Darwin avait pourtant prévenu qu’il ne fallait sous aucun prétexte utiliser le principe de sélection naturelle pour modeler la société ou justifier sa structure. Pourtant, certains de ses contemporains, comme Herbert Spencer (père du darwinisme social), firent de ce principe l’état naturel des relations sociales. Ils distillèrent une idée qui fit florès : il faut supprimer les institutions et dispositifs sociaux, obstacles à la lutte entre les êtres ; alors, par effet de sélection, les moins aptes disparaîtront et la société n’en deviendra que meilleure. Aujourd’hui, l’Europe doit être compétitive à l’échelle mondiale, les travailleurs français doivent être compétitifs sur le marché du travail européen, nos services publics doivent devenir plus compétitifs, etc. Pour Yvon ou Pierre Gattaz, pour les technocrates français, européens, chinois, américains, de Business FM à L’Express, la compétition est partout et il n’est pas question de l’éviter. Et, comme disait Margaret Thatcher, There is no alternative. Le « libéralisme » est né avec cette idée au cœur et notre président continue d’en faire son centre de gravité idéologique. Vendredi 11 janvier, en pleine crise des gilets jaunes, il déclarait encore que, si la France va mal, c’est parce que les individus ne fournissent pas assez d’efforts. Pour nos dirigeants, il est extrêmement utile de pouvoir justifier leur politique visant à responsabiliser l’individu au détriment des structures par l’argument naturel. « C’est la vie ! »
« Gnous et zèbres ne sont jamais en compétition, car les uns mangent le haut des herbes et les autres le bas. »
Fourmis
Et pourtant, même chez les bêtes et les plantes, cette idée est fausse. Il suffit d’abord de penser aux fourmis, aux termites ou aux abeilles qui s’organisent en sociétés depuis plusieurs dizaines de millions d’années. Cet exemple bien connu de société animale obsédait Charles Darwin. Il voyait en ces animaux organisés en castes, vivant dans des cités titanesques, l’objection la plus vivace à sa théorie de la sélection naturelle. Comment la sélection des individus les plus aptes (à survivre et à se reproduire) pouvait-elle conduire à des espèces faites de millions d’individus dévoués et stériles ? Deux types de fourmis peuvent ici retenir notre attention : les fourmis coupe-feuilles et les fourmis associées aux acacias cornus. En Amérique latine et en Asie, plusieurs dizaines d’espèces de fourmis vont escalader les herbes et les feuilles des arbres entourant leur colonie et les découper en petits morceaux à l’aide de leurs puissantes mandibules. Ces fragments sont ensuite ramenés à la colonie pour nourrir, non pas les autres fourmis restées dans le nid, mais un champignon ! Ces agricultrices vont ensuite récolter le champignon pour nourrir larves, reines, ouvrières et soldats. Agricultrices et architectes, les coupe-feuilles vont construire de grandes cheminées sur le toit de leurs fourmilières pour recycler l’air vicié par la respiration du champignon. Ces relations donnant-donnant sont nommées mutualisme en biologie. Un autre cas de mutualisme étonnant existe entre les fourmis Pseudomyrmex et les acacias cornus. Ces arbres vont devenir leurs fourmilières, leurs branches creuses faisant office de galeries. Mais l’acacia ne se limite pas au gîte, il offre aussi le couvert. Quand il est colonisé par des fourmis, et uniquement dans ce cas-là, il va fabriquer de petites excroissances jaunes et sucrées à la base de ses feuilles pour les nourrir. En échange de ces bons traitements, les fourmis vont défendre l’arbre contre tous les agresseurs potentiels, végétaux comme animaux. Avec leur venin elles repousseront même ces gloutons d’éléphants et, à l’aide de leur force herculéenne, elles décrocheront les lianes et tailleront les arbres faisant de l’ombre aux alentours.
« Darwin avait prévenu qu’il ne fallait sous aucun prétexte utiliser le principe de sélection naturelle pour modeler la société ou justifier sa structure. »
Gnous, zèbres, crevettes…
Attention ! Le mutualisme n’est pas limité aux espèces sociales comme les fourmis, il est partout. Chez les gnous et les zèbres, par exemple. Au cours de leurs longues migrations, les zèbres vont aider la troupe à se repérer (leur mémoire est excellente) et prévenir les gnous des dangereux prédateurs parsemant leur route (leur vue est bien meilleure que celle des gnous). Les gnous, grâce à leur odorat très fin, sont toujours capables de trouver un point d’eau à proximité pour s’abreuver lors de ces marches interminables. Gnous et zèbres ne sont jamais en compétition, car les uns mangent le haut des herbes et les autres le bas.
Dans l’océan, la crevette-pistolet et le gobie vivent en colocation. Le crustacé creuse un terrier et le partage avec le poisson qui, en échange, deviendra son garde du corps. Avec ses yeux positionnés sur le haut du crâne, le gobie peut voir approcher tout prédateur à 360°. Toujours en contact avec la crevette-pistolet, il lui suffira d’un simple frémissement pour que celle-ci fonce se mettre à l’abri.
Champignons, algues…
D’autres exemples pullulent, cependant certains ont plus d’influence que d’autres. Prenons l’association entre les champignons dits « mycorhizes » et les racines des plantes (85 % des plantes terrestres). Via ces champignons racinaires, les plantes vont recevoir de nombreux minéraux issus du sol (40 % des minéraux captés par les champignons) et, en échange, fournir aux champignons des sucres fabriqués par leurs feuilles exposées au soleil (30 % des sucres issus de la photosynthèse). Pour le corail et les algues photosynthétiques, ce mécanisme est assez similaire : le corail va fournir phosphore, azote, nitrate et acides aminés vitaux aux algues, qui, en échange, fournissent des sucres et des lipides issus de la photosynthèse. Quand le corail blanchit en réaction au réchauffement climatique, c’est la marque de la fuite de leurs alliées, les algues. Ces deux dernières associations sont si importantes que la surface du globe en serait totalement bouleversée si l’évolution n’avait pas permis leur apparition. Les barrières de corail occupent 0,1 % de la surface océanique tandis qu’elles accueillent 25 % de la biodiversité marine. Par ailleurs, le rôle des forêts, tropicales comme tempérées, dans le maintien de la biodiversité terrestre n’est plus à prouver.
« Quand l’acacia est colonisé par des fourmis, et uniquement dans ce cas-là, il va fabriquer de petites excroissances jaunes et sucrées à la base de ses feuilles pour les nourrir. »
Entraide, coopération et biodiversité
Comme le disait avec justesse l’un des fondateurs de la théorie synthétique de l’évolution, Theodosius Dobzhansky (1900-1975), « en biologie, rien n’a de sens si ce n’est à la lumière de l’évolution ». L’observation honnête de la nature nous force à reconnaître que les mécanismes de l’évolution permettent la création et le maintien de comportements altruistes et de relations d’entraide au sein du monde vivant. Au milieu du XIXe siècle, Darwin découvre que tous les êtres vivants, leurs comportements innés ainsi que l’ensemble de leurs caractères sont dus à une accumulation graduelle de modifications au fil des générations. Alors, si l’entraide et la coopération sont aussi présentes et importantes pour la biodiversité moderne, c’est qu’elles sont un mécanisme essentiel et immémorial de l’évolution. En réalité, les cellules mêmes dont nous sommes constitués sont le résultat d’associations passées entre différentes formes de bactéries. Les cellules dites « eucaryotes » possèdent des « compartiments » dédiés à la fabrication de leur énergie comme la mitochondrie. Les mitochondries sont d’anciennes bactéries, depuis intégrées dans la cellule, qui coopéraient comme corail et algue il y a 1,5 milliard d’années.
« L’observation honnête de la nature nous force à reconnaître que les mécanismes de l’évolution permettent la création et le maintien de comportements altruistes et de relations d’entraide au sein du monde vivant. »
Et chez l’humain alors ?
Chez l’homme, comme chez les éléphants, les dauphins, les orques, les corbeaux et tous les grands singes, la place centrale de la coopération au sein de l’espèce a fait de nous des champions de l’exercice. Des millions d’années d’entraide au sein de ces espèces ont débouché sur l’apparition de l’empathie. Une fabuleuse qualité qui, en nous permettant de nous mettre à la place de l’autre, améliore aussi notre capacité à coopérer et à vivre ensemble, à savoir quand l’autre a besoin d’être rassuré, encouragé ou aidé. Cette vision de l’évolution et de la nature est novatrice. Les spécialistes du comportement ont longtemps vu l’animal comme une machine dépourvue de toute capacité réflexive ou émotionnelle. Les chercheurs intéressés par l’apparition de la coopération ou de l’empathie dans la nature furent moqués pendant longtemps, et ils le sont encore. Pourtant, il y a un autre discours à tenir sur la nature. Mais pour cela, il faut accepter d’abandonner totalement notre vision qui isole l’homme de l’animal et accepter la perspective darwinienne d’une continuité entre tous les êtres vivants. Comme le primatologue Frans de Waal nous y invite, il faut savoir observer la part de douceur, d’entraide et d’intelligence sociale qui constelle le monde animal. Abattre l’ultime frontière entre l’homme et l’animal, c’est voir que les sentiments les meilleurs viennent de la nature comme nous acceptons de reconnaître cet héritage dans nos sentiments les plus vils et violents. Nous serions alors mieux armés pour, à table en famille, en groupe dans nos organisations et contre nos politiciens, refuser le discours de la naturalisation de la violence et de l’égoïsme. Piotr Kropotkine, un demi-siècle avant les autres, sut reconnaître, grâce à sa culture de l’anarchie, l’importance de l’entraide et de la coopération dans la sélection des espèces les plus aptes.
« Il faut accepter d’abandonner totalement notre vision qui isole l’homme de l’animal et accepter la perspective darwinienne d’une continuité entre tous les êtres vivants. »
Alors arrêtons de fuir l’argument naturel, arrêtons de nous ériger en animal isolé des autres, exceptionnel, comme touché par la grâce des bons sentiments ; nous sommes au contraire, comme tant d’autres animaux et végétaux, façonnés par et pour l’entraide.
Corentin Gibert est paléontologue. Il est postdoctorant à l’université de Poitiers.
Cause commune n° 10 • mars/avril 2019