Le 6 mars 1894, Friedrich Engels – dont on fêtera le bicentenaire de la naissance en novembre 2020 – écrit à Paul Lafargue une missive en français :
« Mon cher Lafargue,
Je viens de lire les discours de Jaurès et Guesde sur le tarif des blés. […] Ce M. Jaurès, ce professeur doctrinaire, mais ignorant, surtout en économie politique, talent essentiellement superficiel, abuse de sa faconde pour se forcer dans la première place et poser comme le porte-voix du socialisme qu’il ne comprend même pas. Autrement, il n’aurait pas osé mettre en avant un socialisme d’État qui représente une des maladies d’enfance du socialisme prolétarien. »
Assurément, la lettre est peu douce et les désaccords exprimés ne sont pas secondaires. Ce courrier reste toutefois assez méconnu. Cela tient peut-être à un goût des banderoles sur lesquelles les profils sacrés (Marx, Engels, Lénine, Staline) s’enchaînent comme autant de maillons. Point de dissonances dans cet univers imaginaire, mais un éternel canon dans lequel chaque voix reprend exactement les paroles du chanteur qui l’a précédée…
« Une force politique peut-elle vivre longtemps et se déployer avec ampleur si les débats en son sein s’éteignent ? »
Par-delà les illustrations soviétiques bien connues de ce phénomène, il y a sans doute quelque chose de plus profond et répandu, quelque chose comme « l’invention de la tradition » qu’a étudiée le grand historien britannique Eric Hobsbawm : pour donner de la force à un présent et à la perspective d’avenir qu’on soutient, on a envie de s’installer dans une filiation, quitte à forger un portrait de famille très idéalisé…
Pas si sûr qu’on ait tant à gagner à ce genre de maquillages. Oui, le mouvement ouvrier a une histoire riche de débats, rudes, ambitieux, exigeants. Ceux-ci n’opposent d’ailleurs pas toujours, comme dans les histoires pour enfants, les méchants et les sots d’un côté aux gentils et lucides de l’autre.
Évidemment, quand on est une force politique, il est à souhaiter qu’on n’ait pas que des débats à proposer, mais une force politique peut-elle vivre longtemps et se déployer avec ampleur si les débats théoriques en son sein s’éteignent ?
Des débats, il y en eut de vifs et d’importants dans le mouvement socialiste, et c’est aussi d’eux que le Parti communiste est né. En cent ans, il y en eut de nombreux au sein du PCF et leur teneur n’appelle pas à rougir de la comparaison avec la SFIO d’avant 1914 ou avec les autres partis politiques.
Pourtant, n’avons-nous pas perdu un peu de cette culture du débat ?
De ce point de vue, le moment Staline a pesé. Il serait réducteur de prétendre qu’il n’y eut alors aucun débat dans le mouvement communiste mais quel dramatique coup de frein ! Quel immense appauvrissement ! Quand les débats politiques se terminent par la déportation et qu’on soustrait du débat (par le sang) des esprits aussi brillants que Boukharine ou Riazanov, quand tout ceci dure un quart de siècle, ce n’est pas sans laisser de marques, sans affaiblir dans la durée une culture du débat argumenté. Mais ce temps est déjà très lointain et on ne peut expliquer toutes les difficultés par Staline, d’autant que le phénomène est loin de ne toucher que les communistes.
Sans considérer les mille et une pentes qui entraînent la plupart des formations politiques vers une atrophie des débats théoriques et politiques, n’y a-t-il pas deux craintes sincères qui peuvent habiter des progressistes face à un éloge du débat en politique ?
« Le débat ne menace pas l’union : il la renforce, car elle grandit quand les arguments s’affûtent et se partagent ; elle s’affaiblit quand, sans fort contenu partagé, elle n’est plus qu’un accord affectif, une fidélité sentimentale. »
Il y a d’abord, je crois, la peur de la désunion. Il est vrai que l’histoire du mouvement ouvrier est marquée par des débats qui, dans certains cas, aboutissent à des scissions définitives. Au-delà, on sait bien que la confrontation de points de vue différents, quand, pour les protagonistes, les sujets tiennent à cœur, ne relève pas de la discussion badine. Or les enjeux politiques ne sont pas de ces sujets dont on parle comme du beau ou mauvais temps… Si, en sus, s’y mêle, comme il peut arriver, un peu d’ego… Pour sûr, le débat porte en lui un risque de désunion, mais est-ce insurmontable ? Le débat argumenté, rationnel, serein, attentif et respectueux est-il vraiment impossible ? Poser la question, c’est y répondre et chacun, heureusement, a fait l’expérience de pareils moments. Mais creusons un peu la question : si on croit qu’être un parti est chose utile, si on croit que l’organisation de dizaines de milliers de personnes dont il ne s’agit pas de faire des exécutants au service de ceux qui penseraient pour eux mais dont il s’agit de travailler à coordonner les réflexions et expériences pour, ensemble, voir juste et agir efficacement, alors comment ne pas voir la grande nécessité de débats de fond ? Le débat ne menace pas l’union : il la renforce, car elle grandit quand les arguments s’affûtent et se partagent ; elle s’affaiblit quand, sans fort contenu partagé, elle n’est plus qu’un accord affectif, une fidélité sentimentale.
La deuxième appréhension, me semble-t-il, tient au rapport aux questions théoriques. Un parti n’est pas un club de pensée ni un « café philo » et on a raison de garder cette distinction en tête. La vanité des débats byzantins, l’ivresse que ceux-ci peuvent procurer chez certains, tout cela n’est pas une vue de l’esprit et constitue, sans doute, un risque permanent, le risque de la « secte », comme on l’a longtemps appelé au PCF. Un parti est une structure pensée pour l’action. Reste qu’on agit mieux quand on a les idées claires… Et comment les avoir sans débattre avec quelque exigence ? Je sais bien que l’idéologie dominante nous rebat les oreilles depuis tant d’années avec son « pragmatisme » : pas de théorie, pas d’idéologie, faisons simple et direct. N’avez-vous pas remarqué, ces temps-ci, que les mêmes qui parlent ainsi vous proposent toujours des recettes libérales ? On vit plus longtemps, il faut travailler plus longtemps : pas d’idéologie, mon bon ami. Mon œil… Se dérober à la réflexion théorique, c’est se lier les mains, se condamner à l’aveugle impuissance. La difficulté, c’est que le travail théorique ne se résume pas à l’apprentissage de vérités définitivement révélées, mais implique analyse et création au présent. Hélas, il n’y a aucune raison que celles-ci sortent parfaites d’un seul cerveau. Le débat, dès lors, n’a rien de la petite cerise sur le gâteau.
« Un parti est une structure pensée pour l’action. Reste qu’on agit mieux quand on a les idées claires… Et comment les avoir sans débattre avec quelque exigence ? »
Cause commune s’est toujours inscrite dans cet esprit : comprendre le monde, agir pour le changer. Mais nous voulons donner une plus grande ampleur à cette indispensable dimension de débat. Dans deux directions.
La première, c’est le débat entre « nous » : un « nous » d’individus progressistes, d’accord sur mille et un points décisifs mais en désaccord, au moins provisoirement, sur plusieurs aspects d’importance. Il n’y a pas tant d’espaces dans lesquels ces débats peuvent se déployer. Dans de brefs comptes rendus ou tribunes, on peut résumer et louer ou, éventuellement, blâmer. Or, pour ces débats entre « nous », on voit bien qu’aucune de ces deux modalités ne convient vraiment pour tenter d’avancer. Nous voulons ouvrir nos colonnes à ces discussions, non pour mettre en scène des fusillades mais pour confronter des arguments susceptibles d’être utiles à l’élaboration commune. C’est pourquoi nous créons une nouvelle rubrique : « En débat ». Nous l’inaugurons avec un texte de Florian Gulli consacré au livre important de Lucien Sève, première partie du quatrième volet de sa tétralogie (« Le Communisme » ?).
Dans le même temps, dans un contexte où les pensées marxistes et communistes irriguent trop peu les débats populaires, il nous faut sans doute réfléchir à organiser des débats, non pas seulement entre « nous », mais avec des acteurs porteurs d’autres conceptions, pour apporter une sereine contradiction, aider à identifier les lignes de faille et les lignes de convergence, introduire, autant que possible, dans la discussion commune, ces versants trop souvent ignorés.
À l’évidence, l’avenir du PCF ne passe pas que par là, mais chaque adhérent, chaque structure, à la place qui est la sienne, n’est-il pas amené à se poser, toujours, cette question : comment être efficace en ce moment historique de si grande urgence de communisme ? Notre conviction est que, quoi qu’il puisse sembler, cet aspect de la bataille n’est peut-être pas le moindre…
Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.
Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020