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Le wokisme, un adversaire caricatural et idéal qui fracturerait l’unité républicaine !

Depuis des mois, Le Figaro multiplie les papiers polémiques contre la « pensée woke ». Le journal consacre à ce thème une place invraisemblable, ses plumes commentent à n’en plus finir tout signe de dérive identitaire. Ce faisant, le quotidien en exagère manifestement l’importance. C’est un peu comme si ce sujet représentait pour lui l’adversaire caricatural et idéal.
Responsable de la rubrique idéologique, Eugénie Bastié mène la charge contre cette « radicalisation venue d’Amérique » et parle de « nouvelle trahison des clercs », thèmes qu’elle reprend dans son livre La Guerre des idées (Laffont, 2021). Anne de Guigné, de la rubrique économique du même journal, publie un essai sur Le Capitalisme woke (éditions de la Cité, 2022) dans lequel elle détaille et fustige « les dérives des entreprises tentées de s’aventurer sur le terrain des valeurs (woke) ». Au palais du Luxembourg, le groupe LR impose un débat sur « le wokisme qui a traversé l’Atlantique pour devenir une bannière sous laquelle des militants tentent de fracturer l’unité républicaine ». Le très réactionnaire Max Brisson somme le gouvernement de « réagir fermement à la repentance perpétuelle, aux déboulonnements de statues et à l’écriture inclusive qui se vulgarise dans l’enseignement supérieur ». Pur délire, dira-t-on, alors que le même sénateur doit admettre que 90% des Français « disent ne jamais en avoir entendu parler ». Le président Macron lui fait cependant répondre, via sa secrétaire d’État à la Jeunesse, qu’il garde un œil sur « la menace du wokisme qui vient des USA » !

Qu’est-ce qui se cache derrière cette pseudo-indignation de la réaction ?
La droite croit-elle vraiment que le wokisme menacerait la civilisation ? Des éléments de réponse se trouvent sans doute dans les textes du colloque qui s’est tenu, début janvier, à la Sorbonne, intitulé assez pompeusement : « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture » et consacré (comme cet intitulé ne le dit peut-être pas) à la pensée woke. L’initiative, financée par le ministère de l’Éducation, s’est déroulée en présence de l’ex-ministre Jean-Michel Blanquer. Elle a réuni une soixantaine d’universitaires, conviés par Pierre-Henri Tavoillot, président du Collège de philosophie, avec pour partenaire le Comité Laïcité République et l’Observatoire du décolonialisme en la personne de son rédacteur en chef Xavier-Laurent Salvador. Répartis en trois sections et douze tables rondes, les intervenants ont pu dire tout le mal qu’ils pensaient de la « déconstruction », concept qui chapeaute, englobe, recouvre désormais à leurs yeux la pensée woke.
L’ex-ministre Blanquer est longuement intervenu à l’ouverture des travaux. Une intervention faite à la va-vite, genre : « Il s’agit de re-républicaniser l’école car l’école de la République est une école de la République (sic, tous les discours sont consultables sur le site de l’Observatoire du décolonialisme). Certains cherchent à ringardiser l’approche française de la laïcité, à nous dire qu’elle serait un concept spécifiquement français, incompréhensible ailleurs. Je prétends totalement le contraire. Il y a d’autres pays que le nôtre qui ont connu ou qui connaissent la laïcité, à commencer par la Turquie ou l’Uruguay… » Mais on comprenait vite qu’à ses yeux, pour reprendre une formule d’élisabeth Roudinesco, les partisans de la pensée woke « ne seraient qu’un ramassis de néoféministes, d’islamo-gauchistes, de déboulonneurs de statues, de LGBTQIA+, adeptes de la “culture de l’annulation” (cancel culture), tous complices des attentats contre Charlie Hebdo et Samuel Paty. Ils auraient ainsi “gangrené” l’université française pour la transformer en un vaste campus américain ».

« Ainsi fonctionne en boucle la pensée de la droite macronienne, nostalgique d’un monde d’avant, d’avant 68, d’avant Marx et Freud aussi. »

Dans le sillage du ministre, on entendit ainsi Mathieu Bock-Côté, gourou de l’ultradroite zemmourienne ; Pierre-André Taguieff qui qualifia Derrida de chef « d’une secte intellectuelle internationale hostile à l’homme blanc » et assimila le wokisme à un « ethnocide » ; l’historien Pierre Vermeren expliquant que tout cela était la faute de la « décomposition dramatique et sanglante de l’Algérie française », que la France était devenue en somme une colonie africaine dominée par trois « déconstructionnistes » venus d’Algérie : Derrida (encore), Althusser et Hélène Cixous ! Des dérives (woke) d’un côté, des outrances de l’autre : quel étrange colloque qui se proposait pourtant de « reconstruire les sciences et la culture ».
Mais le propos le plus étonnant, le plus révélateur peut-être, fut tenu par l’hôte de ce symposium, Pierre-Henri Tavoillot, du Collège de philosophie. Il expliqua qu’il y avait déconstruction et déconstruction et théorisa dans un long exposé sa conception de l’histoire de la philosophie moderne : il y a eu trois temps, dit-il, trois âges dans le processus de déconstruction : une déconstruction positive en quelque sorte, celle initiée par Descartes, Spinoza, fondateurs de la raison et de l’humanisme ; puis vint une déconstruction un peu plus bancale, en tout cas plus radicale, « à coup de marteau », celle de Schopenhauer, de Nietzsche, de Freud, de Marx. Enfin est arrivé le troisième temps, celui des méchants, les vrais méchants, Derrida, Foucault, Lacan, Bourdieu et cie, ligués à leur manière contre la République, la laïcité et la démocratie. Le problème des susnommés, c’est qu’ils déconstruisaient pour le pur plaisir de déconstruire ; ce sont eux qui auraient exporté leurs thèses aux états-Unis qui nous reviennent à présent sous la forme de la french theory ou wokisme, avec toute sa rhétorique sur les dominations de race, de genre, de religion, ses prétentions à l’intersectionnalité, ses idées que tout est domination, que le colonialisme européen est le pire du pire, que les décolonisations sont des illusions, tout comme le féminisme, etc. Ce troisième temps est celui de la « pensée 68 », le temps de l’anti-humanisme », de l’antidémocratie si parfaitement décrit par Luc Ferry et Alain Renaut dans leur essai (La Pensée 68. Essai sur l’antihumanisme contemporain, 1985), insiste Pierre-Henri Tavoillot qui nous ressert sans vergogne les thèses de ces deux auteurs.
Ainsi fonctionne en boucle la pensée de la droite macronienne, nostalgique d’un monde d’avant, d’avant 68, d’avant Marx et Freud aussi. Sa dénonciation (facile) d’outrances identitaires lui permet de justifier son monde, inégalitaire, autoritaire et dur aux non-alignés.

 

Chaque génération…

On sait que les revendications identitaires, qui travaillent la société occidentale, sont nées d’un phénomène de repli sur soi postérieur à la chute du mur de Berlin. Et s’il est vrai que les chercheurs qui les théorisent souvent de manière outrancière s’inspirent aujourd’hui, au moins en partie, des penseurs français des années 1970, cela ne signifie pas que les uns et les autres soient coupables d’un « ethnocide » (Taguieff) anti-occidental. À cet égard, les universitaires réunis dans ce conclave devraient, en vue de leur prochain colloque, réviser leur copie : on ne combat pas des dérives en faisant la guerre à l’intelligence.

Élisabeth Roudinesco, Le Monde, 21 janvier 2022.

 

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022